Deleuze aujourd'hui
Comment appréhender la rencontre entre notre présent et le devenir dans lequel l'oeuvre de Deleuze se poursuit ? Sur quels plans l'un et l'autre entrent-ils en consonance ? Pris entre héritage inventif et capture mortifère, soumis à des usages qui le relancent ailleurs comme à des fossilisations qui le dévitalisent, le continent deleuzien se tient par essence au-delà des appropriations/désappropriations que nous pouvons en faire. Il se pourrait que l'époque ressente le besoin de Deleuze, de ses coupes de corsaire là où la philosophie de Deleuze, installée dans la pérennité de l'Aiôn, ne parle jamais à une époque en tant que telle mais à ce qui, en elle, échappe à ses adhérences, à son appartenance historique, à savoir ses points de crise, ses fulgurances événementielles. Deux questions se découpent : 1° comment ouvrir le présent aux problèmes soulevés, radiographiés par Deleuze ?, 2° comment brancher le corpus deleuzien sur notre contemporanéité ?
Invoquer une oeuvre, la mettre à l'épreuve, lui demander de nous fournir des batteries conceptuelles pour la lecture du temps, c'est avant tout la distordre, la recréer pour l'entraîner vers l'ailleurs. Au plus loin de cette ressaisie dynamique, la "boîte à outils" deleuzienne fait le plus souvent l'objet d'un recyclage automatique : en lieu et place de faire le mouvement de création conceptuelle, nous singeons alors le contructivisme, nous contentant de plaquer sur un présent opaque, flou, un package deleuzien qui se voit transféré dans les champs de l'esthétique, du politique, des luttes sociales, de l'écologie.
Éviter de faire sombrer le legs deleuzien dans le rayon "import-export", se prémunir contre une translation sans risque, tout terrain, de ses innovations, nous écarter d'un saut dans des solutions toute faites qui nous font faire l'économie de notre cheminement propre, il n'y a sans doute pas de tâche plus urgente. Les courbures en lesquelles nous la prolongeons, les terrains sur lesquels nous la relançons n'appartiennent qu'au geste discrétionnaire des héritiers, non à leur sourcier. Le danger qui guette le devenir d'une oeuvre, qui menace son après se tient dans le sentiment d'une passation de pépites qui nous fait croire que, dès lors qu'héritiers, nous sommes dispensés d'avoir à forger nos propres instruments de pensée, exemptés de devoir nous livrer aux aléas de l'exploration. C'est à la tâche de ne pas nous abandonner à une reprise œcuménique de bancs de concepts devenus mots d'ordre que nous devons nous atteler. Songeons entre autres à "lignes de fuite", "pensée nomade", "déterritorialisation", "CsO" chantonnés en apnée, confinés désormais dans l'innocuité, devenus ingrédients d'une méthode de l'a-méthodique schizo-analyse. Le réveil des puissances à venir de Deleuze passe par une déprise de la nouvelle orthodoxie à laquelle l'usage doxique du paradoxe a donné lieu.
Suivre un problème, c'est se laisser traverser, déstabiliser par lui, se retrouver métamorphosé par la violence de son choc. En nous prémunissant contre la stupeur provoquée par un point de crise, la reprise académique d'outils fétichisés nous interdit l'expérimentation de nos puissances créatrices. Dans l'exercice d'une vigilance quant à cet assoupissement, il nous est alors loisible de replonger dans les analyses du capitalisme proposées par Deleuze et Guattari, de réinterroger à nouveaux frais les opérateurs dont ils repèrent l'agissement dans le néo-libéralisme (décodage des flux et resserrement axiomatique), de sonder les impacts de la césure entre ancien capitalisme centralisé et capitalisme rhizomatique actuel. Il importe moins de tester la pertinence locale de certaines de leurs grilles conceptuelles que de voir en quoi elles nous fournissent des pistes de déchiffrage du présent et nous procurent des armes de pensée à même de faire d'une simple boîte à outils un levier de changement.
Deleuze aujourd'hui, c'est la réception d'une philosophie acquise à une immanence radicale, à l'impersonnalité du champ transcendantal en deçà de tout sujet et de tout objet, une philosophie entée sur les questions de l'événement, de l'intéressant, du nouveau et de l'identité entre être et penser, ayant sacré le nouage indissoluble de la production idéelle et de la production d'existence. Deleuze aujourd'hui, c'est l'accueil d'un système placé sous le signe du vitalisme qui a ouvert l'extra-philosophique (l'art, la science, la politique) à un traitement philosophique dans le mouvement où il a interrogé les paramètres spécifiques des sphères de pensée que sont les trois Chaoïdes, à savoir la philosophie, l'art et la science. S'il n'est aucune terre (cinéma, peinture, écologie, psychanalyse...) qui ne puisse se prêter à une saisie philosophique, c'est dans la reconnaissance de l'activité créatrice sui generis de ces disciplines. La philosophie n'est pas un métadiscours investi d'un privilège réflexif.
L'on peut soutenir que les sombres précurseurs n'ont pas de successeurs, qu'en tant que capteurs incertains d'événements de pensée dont d'autres s'empareront ils se tiennent hors de tout suiveur, de tout légataire. L'on peut en dériver que nous avons aussi à être les sombres précurseurs de Deleuze au fil d'une temporalité bifurquante, riche en boucles rétroactives. Si, structurellement, Deleuze peut occuper le rôle d'intercesseur, d'éclaireur de notre temps, c'est aussi au sens où personne d'autre que nous ne peut être le guetteur, l'aventurier de ce qui nous advient. Faire vivre son empirisme, c'est le mettre en action sans le chapeauter sous un mode d'emploi prêt à servir.
Ni bouée de sauvetage en des temps obscurs, frappés d'illisibilité, ni remède, medecine man qui nous ouvrirait les portes de la grande santé solaire, ni ressource prophétique ni vecteur thérapeutique, Deleuze est tout au plus un phare qui nous propose un clair-obscur que nous avons à activer par nos propres lueurs, un phare qui, selon une formule leibnizienne, nous rejettera en pleine mer alors que nous croyons atteindre le port.