Le Carré des Allemands

Journal d'un autre

C’est un portrait double que dresse en cinq brefs carnets celui qui dit « je » dans cet étrange et envoûtant roman. Le fils parle de son père : « Qu’a-t-il fait à la guerre, Papa ? - Il s’est engagé à dix-sept ans. Il ne faut pas parler de ça. » Et à travers le père, le fils parle aussi de lui : « Tous les moi que je suis, enchâssés l’un dans l’autre depuis le tout premier. » Au fil de phrases courtes saisies entre des silences, s’écrit l’histoire d’un homme, ni pire ni meilleur que tant d’autres, happé par l’Histoire, entraîné à tuer sans même savoir s’il a vraiment choisi. Ce « Journal d’un autre » pourrait bien être le « Journal de tous les autres » et ce n’est pas la moindre prouesse de ce livre dense et poignant.

Fiche

Visuel
Images
Année
2016
Édition
Editions de la Différence, Paris
Distribution
Interforum

Extrait

Du blême de mes deux cuisses nues surgissent des poils encore bruns. Mes avant-bras y ont imprimé deux ovales plus roses parce je m’appuie sur mes fémurs pour lire des haïkus dans les toilettes. C’est un endroit pour les lire. Il ne faut pas d’endroit pour lire de bons poèmes. Il y a de moins en moins d’épaisseur entre la peau et l’os. Ça tombe, ça pend. Mes lunettes de presbyte m’imposent le détail des pores, les irrégularités du tissu contracté par le froid et le dessèchement. La peau devenue vieille autour de mon enfance.

Moi. 

 

Être un autre. Tous ceux que j’ai été, que je ne serai pas et tous ceux que je suis. Être un autre. Être Noir comme un roi, être Arabe par amour, Juif six millions de fois. Être une femme qu’on aime ou une qu’on lapide, être un autre et connaître chacun de tous les autres à l’intérieur de moi, chacun de tous les moi à l’intérieur de l’autre.

 

 

Tous les moi que je suis, enchâssés l’un dans l’autre depuis le tout premier. Toutes mes innocences dès le premier mensonge. Chacune enchevêtrée à chacune des autres. Tous les mensonges enchevêtrés d’innocence. Toutes les innocences érodées de mensonges, usées, flétries, et toujours aussi nues, fragiles, vraies, les mains croisées sur la poitrine frêle. Tous les moi ingénus, transparents, obscurs, anciens, impurs, intacts. Ils sont tous là. Tout le temps, tous les jours. Chacun parle, chantonne, ment, crie, joue, triche à son tour et simultanément. L’adulte qui est moi en sait plus sur l’innocence que l’enfant qu’il sera jusqu’à la fin. Et l’enfant sait tout du mensonge, et d’abord de celui qu’il se fait, depuis le début, à lui-même, de celui qu’il est. L’enfant sait tout du mal.

Et c’est l’enfant qu’on cherche, au long de notre temps, et c’est lui que l’on tue. Et tuer un enfant n’est pas tuer le mal.

Le garçon qui a tué son hôte, son presque père. Comme on abat les bêtes. Comme on tire un oiseau. Peut-être rien que pour voir comment c’est quand on fait ça à quelqu’un.

Mon hirondelle fusillée tombait raide. Je la cherchais dans l’herbe, la ramenais dans ma chambre en évitant de passer par la cuisine où m’attendaient deux yeux sans appel. Je m’enfermais à clef. Je savais ce qui devait se passer. J’ouvrais le petit corps étendu sur la table. Le cœur battait encore patiemment entre les côtes fracassées. Je voulais voir. Je regardais mourir. J’ai plongé le regard dans l’intérieur d’un corps qui voulait vivre encore. Je voulais qu’il y ait quelque chose à trouver. Et c’était un rideau que j’écartais sur une scène éteinte, noire. Un territoire à l’intérieur de moi. Un monde déjà là. Au-delà de la mort en train de travailler, l’innommable. Ce n’était pas en moi, c’était moi tout entier.