Jacques « Erroll » De Decker, au clavier
Jacques « Erroll » De Decker, au clavier
Il faut imaginer Jacques De Decker jouant Misty d’Eroll Garner[1] au fond d’un piano bar, dans une ambiance tamisée. Oui, aussi étrange que ça puisse paraître de prime abord, pour qui ne connaît pas bien l’homme. Parce que c’est que le Secrétaire perpétuel de l’Académie Royale de langue et de littérature françaises de Belgique, mais surtout le romancier, dramaturge, traducteur, journaliste, homme de lettre qu’il est aujourd’hui, aurait pu être dans une autre vie.
Dans le même mouvement, il faut l’imaginer heureux, presque débarrassé de toute inquiétude. Il faut, surtout, l’imaginer totalement investi, habité, envoûté par la musique, par l’ambiance, par le lieu, par la symbolique, en un mot, par le mythe.
Jacques De Decker a le sens du sacré, non pas religieux, mais culturel, ou, mieux, bien mieux, artistique.
Jacques De Decker, s’il n’est pas musicien – pas tout à fait du moins – n’en est pas moins un artiste et un intellectuel de haut vol. C’est pour lui, pourtant, comme un regret de ne pas savoir jouer d’un instrument, et de ne pas avoir pu en faire un métier. Un regret qui s’apparente toutefois à un horizon qui invite au voyage, plus qu’à une ancre qui l’immobiliserait. Un regret donc, dont il ne se cache pas, mais paradoxalement aussi un rêve, une piste d’envol, un angle de fuite : il peut, à loisir, se fantasmer pianiste, s’échapper, s’imaginer dormir une bonne partie de la journée, puis arriver, le soir, vers 21 heures dans un club, et puis jouer infatigablement jusqu’à ce que le dernier client soit parti. C’est comme un songe, doux et palpable, qui naît dans l’enfance, se perpétue avec les années qui passent et s’en nourrit, qui est comme un objectif inatteignable (et qui doit le rester), une bouée en haute mer, un cap, qui lui permet de tenir, de continuer.
Jacques De Decker en 1972
Les rêves, d’ailleurs, ont toute leur importance dans le parcours artistique de Jacques De Decker. Il n’y a qu’à lire l’incipit du Ventre de la baleine pour s’en assurer, incipit qui retranscrit les méandres d’une sorte de parabole, un véritable tableau pour le coup (dont on ne dira rien ici parce qu’il faut le lire), qui lui est apparu la nuit qui a suivi le jour de la mort d’André Cools, et qui a déclenché l’écriture du roman.
Mais n’allons pas trop vite.
Avant de devenir romancier, l’homme de lettre belge est passé par bien des étapes.
L’enfance de Jacques De Decker est, peu ou prou, bercée à la fois par la musique et la peinture. Si sa rencontre « ratée » avec le piano, advenue trop tôt (il est trop jeune : sa mère le met devant une partition à 6 ans, considérant que s’il sait lire du texte, il doit pouvoir lire de la musique), l’a empêché de devenir pianiste ; si l’image du père, peintre et portraitiste talentueux, tellement impressionnant et doué, l’a dissuadé de tenter de se lancer dans le maniement des pinceaux et de la toile, il n’en mettra pas moins, en revanche, rapidement les mains dans la création, et c’est sa rencontre avec le théâtre qui va faire cristalliser cette évidence : c’est par là, entre scène et salle, que se trouve son chemin, et il est fait de mots.
Très tôt, et durant toute sa jeunesse, il voit défiler tout ce que la Belgique connaît comme écrivains connus ou moins connus. Ils viennent poser dans l’atelier de son père, et nombre de discussions passionnées en émergent. Discussions qui impressionnent et fascinent le jeune homme. Ça lui donne le goût des assemblées d’artistes, goût qui se retrouve aujourd’hui encore dans son profond attachement à l’Académie. La haute considération que l’on porte aux auteurs le fascine, et son penchant pour l’écriture ne tardera pas à se manifester.
Ses premiers textes, publiés dans « Tintin » ou dans « Le Soir » pour enfants, sont des poèmes. Le voilà là, en quelque sorte, dans ces prémisses littéraires, musicien de la langue. Il écrit aussi, il est vrai, des petites histoires à la Bob Morane, assorties de petits dessins, mais ce n’est pas forcément ce qui l’anime le plus (ce n’est que plus tard que la forme romanesque le tentera, mais il passera d’abord par le théâtre).
Son attention à la musicalité se retrouve encore aujourd’hui dans son désir d’écrire pour l’opéra. Le livret qu’il a composé il y a quelques années en allemand pour Benoît Mernier, autour de L’éveil du printemps d’après la pièce de Wedekind, l’a enthousiasmé au plus haut point. Quand on lui commande ce travail, cette pièce qu’il a traduite quelques années auparavant, il la connaît bien, il sait quels en sont les axes majeurs, les complexités, les pièges, etc. Il sait qu’il va devoir, pour arriver à composer le livret à partir du texte, aller à l’os, au plus près du poétique, de la musique. Il parle à ce sujet d’un travail de « spéléologie verbale », c’est à dire d’une manière « de faire affleurer, dans la masse langagière, les minerais les plus porteurs ». Et il adore ça.
Mais avant cette aventure de l’opéra, il y a eu (même s’il s’en distancie un peu aujourd’hui) le choc du théâtre. Un jour, avec son père, il va voir une pièce, à Bruxelles. C’est Cement de Paul De Mont, auteur flamand un peu oublié aujourd’hui, mais dont Jacques garde un vif souvenir. La mise en scène agit comme un électrochoc sur lui. Il en ressort pantelant, secoué, et ça lui ouvre un horizon formidable, et il se met dès lors à aller au théâtre le plus possible. Il va tout voir, absolument tout, il va dans tous les théâtres, en Belgique, comme à Londres ou à Munich (il y séjourne pour travailler, faire des stages, étudier la langue).
Il y a eu, donc, très rapidement, le théâtre et la littérature et dans la foulée, la traduction.
Il faut préciser que si c’est en empruntant, en quelque sorte, des chemins détournés (qui évitaient musique et peinture) qu’il est devenu le traducteur, dramaturge, critique, journaliste, conférencier qu’il est et qu’on connaît, il ne l’a pas moins fait avec une conviction et un engagement trempé dans l’acier le plus dur. Jaques est comme ça, depuis toujours : il ne peut pas, certainement pas, assurément pas, faire les choses à moitié. Il est tout entier dans ce qu’il entreprend. C’est tout ou rien. C’est épidermique.
Ça court sous sa peau.
Premier rôle de Jacques De Decker avec le Théâtre de l'Esprit Frappeur dans La Cantatrice Chauve
Jeune adulte, c’est vers des études de langues et littératures germaniques qu’il se dirige. Etudes qui sont mêlées de théâtre puisqu’il joue dans les pièces de la troupe qui s’est créée à l’Athénée de Schaerbeek, « Le Théâtre de L’Esprit Frappeur », troupe fondée avec ses amis Albert-André Lheureux et Alain Berenboom. Il joue un peu mais ça ne l’intéresse pas longtemps. Ce n’est pas fait pour lui (apprendre du texte par cœur n’est pas sa tasse de thé), même si l’expérience est fondamentale à ses yeux, parce qu’elle lui donne le sens du plateau, le goût du verbe dit. La traduction, l’écriture, la dramaturgie sont, en revanche, totalement dans ses cordes. C’est notamment à travers la traduction de pièces qu’il entre véritablement en théâtre.
Après ses études, tout va s’enchaîner assez rapidement. Il poursuit son travail de dramaturge en collaborant avec le Théâtre Poème de Monique Dorsel, où il adapte le monologue de l’Ulysse de Joyce « Molly Bloom » (qui sera repris durant une dizaine d’années), puis connaîtra de nombreuses collaborations avec le Rideau, le Théâtre National, etc.
Le théâtre devient pour lui une véritable famille.
Jacques De Decker sera, par ailleurs, fin des années 80, président du Comité belge de la SACD durant quelques années, et il y défendra avec vigueur, à ce titre, nombre d’idées en faveur de la création (comme celle de créer des séries télévisées dans lesquelles joueraient des acteurs belges francophones, afin de dynamiser les scènes... ce n’est que 30 ans plus tard, avec La Trêve, Ennemi public, et toutes celles qui se préparent, que cette idée sera concrétisée.)
Mais avant ça, à la sortie de ses études, il enseigne un temps à Mons (dans une école d’interprétation), avant d’être happé par le journalisme et de continuer une activité intense de traducteur et d’auteur.
Et dans ses activités d’écriture, il n’y a pas que la dramaturgie.
Son premier roman La Grande roue (inspiré de La Ronde de Schnitzler), publié chez Grasset en 1985, connaît un succès immédiat. Il est en lice pour le prix Goncourt l’année de sa sortie. Il y a aussi, bien entendu, sa collaboration à la revue « Marginales » (dirigée alors par Albert Ayguesparse) pour laquelle il coordonne un numéro sur Ghelderode, et un autre, historique (parce que le premier !), sur Gracq, mais dans laquelle, aussi, il publie ses premiers articles critiques.
Son activité de critique littéraire se développera cependant au journal « Le Soir » qui dans les années 70 ouvre un service culture, sous la direction de Jean Tordeur qui l’engage, tout comme Pierre Mertens. La vision de la littérature de Jacques De Decker a ceci de particulier qu’elle est internationale. Il lit et suit la littérature en français, en néerlandais, en allemand, et en anglais. Il se dit, en tant que critique, fondamentalement « comparatiste ». Il est important à ses yeux qu’une littérature nationale (belge en l’occurrence ici) puisse être considérée à armes égales avec la littérature qui se fait dans les autres pays. Sinon ça ne vaut rien. Une telle position lui permet de repérer les courants, les tendances, d’agrandir les perspectives. Il faut mettre à l’appareil photo un objectif « grand-angle » si on veut élargir le champ de vision.
À la Foire du Livre de Bruxelles en 2008 avec Hubert Nyssen (copyright photo: JCVA)
En 1998, enfin, il entre à l’Académie de langue et littérature françaises de Belgique (dont il deviendra le Secrétaire perpétuel en 2002), à la place d’Albert Ayguesparse, et fait renaître, en hommage à ce dernier, la revue « Marginales » dont la publication avait cessé depuis quelques années. Il retrouve là, à l’Académie, cette assemblée d’écrivains, cette communauté qui se tenait dans l’atelier son père, et qui l’attirait et le fascinait.
Depuis il œuvre, entre autres choses, en tant que biographe pour les éditions Gallimard (un Ibsen et un Wagner sont déjà parus), publie des nouvelles (Modèles réduits à La Muette), des critiques et des articles de fond, mais c’est vers l’opéra (L’éveil du printemps, évoqué ci-dessus) que sa plume et son envie se tendent avec le plus de détermination. Il est prêt d’ailleurs à retenter l’expérience de l’opéra à n’importe quel moment. Quelques projets sont d’ailleurs en chantier. Il aimerait s’attaquer à Brecht par exemple, sur les textes duquel, lui semble-t-il, il y aurait un formidable travail de librettiste à faire.
Mais ce qui caractérise le plus, sans doute, cet homme érudit et perspicace, c’est son sens profond de l’engagement. Il a mené nombre de combats pour la culture (au sens large), et en mène encore aujourd’hui, tant qu’il peut.
Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, mai 2017.
Les activités de Jacques De Decker sont multiples, diverses, couvrent plusieurs domaines et sont pourtant animées, profondément, par le même investissement total. Il n’a jamais reculé devant les responsabilités. Il n’a jamais hésité à dire les choses telles qu’il les voit. Il s’est toujours tenu, et il se tient toujours d’ailleurs, debout face à ses convictions, il les défend, il ne s’y dérobe pas, et ne s’y dérobera jamais.
Jacques est un homme à la fois curieux de tout et ouvert au dialogue, patient mais ferme dans ses convictions. Il y a des choses qui le mettent hors de lui, et dont il n’arrive pas, et on le comprend, à s’accommoder. Il y a l’immobilisme par exemple, ou le fait qu’il faille trente ans pour qu’une idée simple finisse par être concrétisée et enfin porter ses fruits. Ou encore il s’indigne face à cette absence d’ambition vis-à-vis de ce que la Belgique véhicule, selon ses termes, comme mythe à rayonnement sans frontière : Tintin, Maigret, les Schtroumpfs, Lucky Luke, etc. n’ont jamais vraiment été relayés par l’économie nationale. Dupuis a été vendu, Casterman aussi.
Comme s’il n’y avait pas, étrangement, de conscience culturelle de ce patrimoine.
Il y a comme un parfum de gâchis dans cette histoire-là.
Mais Jacques De Decker, plus qu’un homme de colère, est un homme profondément généreux, ambitieux et convaincu. Il est, par-dessus tout, un auteur, un auteur « multiforme », et ce, de pied en cap. Et il continuera dans cette voie tant que ses doigts lui permettront d’écrire, comme ils auraient pu, dans une autre vie, dans un autre rêve, glisser sur les touches noires et blanches d’un piano, au fond d’un bar, jusqu’au bout de la nuit.