Le Festival d'Avignon est aujourd'hui l'une des plus importantes manifestations internationales du spectacle vivant contemporain. Chaque été, depuis 75 ans, il investit plus de 30 lieux de la ville classée au patrimoine mondial de l'Unesco (gymnases, cloîtres, chapelles, jardins, carrières, églises, etc.).
Présenter un spectacle à Avignon, c’est un peu comme entrer à la Comédie-Française ou faire partie de la sélection à Cannes, cela relève de la consécration. La comédienne et metteuse en scène belge Anne-Cécile Vandalem n'a pas été programmée au Festival IN d'Avignon une fois, deux fois, mais bien trois fois. Après Tristesses en 2016 et Arctique en 2019, l'autrice poursuit son cycle sur les échecs de l’humanité avec Kingdom joué du 6 au 14 juillet 2021 dans la cour du Lycée Saint-Joseph. L'opportunité pour la journaliste culturelle Marie Baudet de revenir sur cette success story en faisant le point sur son parcours et ses spécificités.
« J'ai toujours eu très envie de faire du cinéma, de devenir réalisatrice », déclarait Anne-Cécile Vandalem en préambule à la présentation de Tristesses au Festival d'Avignon, en 2016, l'été de la révélation de la metteuse en scène belge. « Avec les comédiens, nous travaillons à partir d'un découpage très clair en fonction des axes des caméras, dans un rapport de montage direct. Le théâtre nous permet de montrer le lieu, de définir un espace de jeu, et j'utilise toutes les possibilités du cinéma pour voir ce dont on parle sur scène. » Cinq ans plus tard, Kingdom clôture la trilogie poursuivie en 2018 avec la mise en jeu de la déroute écologique d’Arctique. À bord du paquebot Arctic Serenity, fantômes et fantasmes croisaient vers le Groenland, terre convoitée pour ses ressources naturelles rendues plus accessibles par les effets du réchauffement climatique.
Kingdom confirme la fibre cinématographique de la créatrice. C'est d'un film, du reste, que ce nouvel opus puise directement sa matière : le documentaire Braguino de Clément Cogitore. On y traverse trois décennies de la vie d'une famille ayant quitté la ville pour vivre son utopie dans la taïga – sous l'œil d'une équipe de tournage. Si Tristesses, thriller politique entre huis clos et vent du large, fut souvent décrit comme son spectacle de la maturité (jusqu'à lui ouvrir la voie vers la Schaubühne de Berlin, à l'invitation de Thomas Ostermeier), l'autrice et metteuse en scène s'était largement engagée sur ce chemin dès Habit(u)ation, pièce maîtresse de sa trilogie précédente, dite « des parenthèses ». Polar kitsch et trash, (Self) Service, déjà, avait assis un sens aigu du découpage et une inventivité technique réjouissante. Comme une préfiguration du triptyque à venir, Habit(u)ation vint ensuite accentuer la dissection minutieuse, presque chirurgicale, qu’opère Anne-Cécile Vandalem de la famille, du lieu de vie – du travail, de la lutte.
Prémonition encore, peut-on se dire à présent, en repensant à After the Walls (Utopia), conférence inquiétante dans un dispositif étonnamment minimaliste, autour du comédien Vincent Lécuyer en prédicateur aux registres protéiformes, questionnant nos géographies physiques et psychiques, ce qu’en font les décideurs, ce que nous-mêmes avons le pouvoir d’en faire, tout « incertains et vulnérables » que nous soyons. Le théâtre est-il politique ? Peut-il, doit-il l'être ? « Longtemps j'ai soutenu que non. Puis mon travail m'a menée de l'individu au collectif. Aujourd'hui, j'ai l'impression de ne plus pouvoir faire autrement, même si la politique, plus qu'un sujet, est là en filigrane, métaphorisée. Le vrai sujet, c'est vivre ensemble. » Si sa réponse date d'il y a cinq ans, impossible de ne pas la lire dans toute l'acuité, les dérives, les déploiements et les confinements du présent.
Réinventer le contraire du monde, voilà peut-être ce qui résume la plume contrastée d'Anne-Cécile Vandalem : ses recherches formelles et sa quête de fond, dans leur appui mutuel, leur entrechoc parfois. « Réinventer le contraire du monde » : la formule sous-titrait aussi la fable sonore Michel Dupont, expérience tout en tension, finesse et pertinence qui, entre conte d'antan et faits divers actuels, donnait à déceler – dans la complète obscurité – les tréfonds de la cruauté humaine. Parmi ses obsessions de metteuse en scène figurent d'ailleurs les zones proches de la mort, cette ultime métamorphose, cette absolue métaphore, ce mystère si épais qu'en faire le tour s'apparente, une fois encore, à l'utopie. « En cet instant se produit un condensé de vie extrêmement puissant. Beaucoup de choses se mettent en mouvement : du regret, de l'envie, de la peur, de l'appétit. » Autant d'émotions qui ponctuent les univers sculptés par l'artiste, à l'écoute des abîmes, comme lorsqu'elle y plonge avec ses interprètes complices pour l'installation vidéo Still too sad to tell you.
Un territoire aux proportions modestes, une subvention augmentée en 2017 bien en-deçà des espérances de sa compagnie Das Fraulein, ne brident pas pour autant les ambitions artistiques et techniques de l'autrice et metteuse en scène, incitée au contraire à élargir encore le cercle des coproductions. Façon non seulement de continuer à concevoir des spectacles d'envergure, mais aussi de diffuser son style sur les plus grandes scènes d'Europe, du Festival d'Avignon au Théâtre national Wallonie-Bruxelles, en passant par Berlin et la Schaubühne où elle a monté Die Anderen, fable d'anticipation dont l'adaptation à l'écran est en cours d'élaboration. Preuve qu’Anne-Cécile Vandalem n’a jamais détaché son regard clair et éclairant du cinéma.