La liste des partenaires de Poetik Bazar 2021 révèle toute la diversité de la scène poétique belge. Historiquement forte et renommée au niveau de la francophonie, celle-ci souffre, un peu moins que la littérature romanesque, de l’ombre de la grande voisine française. Une poétesseDans cet article, le féminin fera office d’indéfini. qui souhaite se faire éditer en Belgique a ainsi l’embarras du choix – on a connu pire situation ! Mais, face à un éclatement rendu encore un peu plus complexe par le statut confidentiel de la poésie, il est compréhensible qu’une jeune autrice soit décontenancée.
La création d’un Marché de la poésie à Bruxelles, où toutes les actrices de la chaîne vont pouvoir se rencontrer, discuter et nouer des liens, est une excellente nouvelle et une belle opportunité. Y seront présentes des maisons d’édition très installées et d’autres qui viennent de se lancer ainsi que des projets qui veulent éditer autrement : à travers le médium de la revue, une approche éditoriale artisanale ou une coopérative qui fait tomber les cloisonnements. Le journaliste Thibault Scohier a profité de cette première édition du Poetik Bazar pour présenter dans le Belazine quelques éditrices, belges et francophones, à retrouver dans les travées du Marché.
L'Angle mort est un jeune projet d’édition, porté par Henri Alain et Célestin de Meeûs, qui a publié son premier livre en 2018. Les deux compères se refusent à parler d’une « maison d’édition » mais plutôt d’un processus de publication qu’ils peuvent accompagner de bout en bout. Ainsi, ils s’occupent aussi bien de la relecture du manuscrit que de la diffusion en passant par la conception et la réalisation de la maquette. Leurs livres sont des objets ciselés et rares, dont la forme et la matière sont pensées pour accompagner le texte poétique et lui donner une enveloppe originale. L’Angle mort publie aussi bien des autrices reconnues, comme Pascal Leclercq, que des jeunes poétesses en pleine ascension comme, en 2020, Fanny Garin et, tout récemment, Pierre Schlesser.
En 2019, les deux éditeurs ont également lancé une collection, « 11h18 », privilégiant de menus formats (et de menus prix) conçue pour être, comme ils disent, « glissée dans la poche comme une montre volée ». On ne sait pas si la collection accueillera de nouveaux titres ou si elle cédera sa place à de nouvelles expérimentations collectives… Parce que son catalogue est encore assez restreint, il serait présomptueux de définir, pour L’Angle mort, une ligne éditoriale serrée. Disons, même si l’explication est un peu galvaudée, que tout le mystère du choix se concentre dans la rencontre des éditeurs avec un texte, l’unicité de son regard et de sa langue… Ils ne sont en tout cas pas fermés à l’expérimentation stylistique !
L'Arbre à paroles est une maison d’édition historique, rattachée aujourd’hui à la Maison de la poésie d’Amay, et fondée en 1964. Historique non seulement de par son long enracinement dans la province de Liège mais aussi par son rayonnement dans la francophonie et la richesse de son catalogue, sans doute l’un des plus conséquents de l’édition poétique en Belgique. Ses éditrices successives ont aussi beaucoup œuvré à la diversité de ses publications et à ce qu’elles reflètent les différentes écoles poétiques belges. Pour cette raison, l’Arbre à paroles apparaît comme la maison d’édition la plus généraliste et la représentative du paysage poétique belge actuel.
De ses quatre collections, c’est sûrement P.O.M. (Poésie Ouverture sur le Monde) qui est la plus connue et dont les couvertures blanches et joliment illustrées sont immédiatement familières à toutes les amatrices de poésie. Notons encore la collection « iF », lancée en 2012 et dirigée par Antoine Wauters, qui souhaite abolir la frontière entre les genres littéraires et offrir un espace aux textes inclassables. L’éditrice bénéficie et se nourrit des activités de la Maison de la poésie d’Amay, en particulier de ses résidences d’autrices, de son Centre d’expression et de créative et de son imprimerie. Si L’Arbre à paroles publie de nombreuses autrices à la bibliographie déjà bien chargée, il lui arrive aussi de donner leur chance à de jeunes poétesses… Il faut oser !
Boustro est une revue-objet mêlant expérience poétique et plastique, créée en 2015 par un groupe de poètes et de plasticiens liégeois. Chacun de ses numéros est parfaitement unique, changeant de format, de taille, de matière pour mieux explorer son rôle d’intersection entre l’esprit, la langue, la page et les sens. Composée et imprimée par les ateliers Poésie Pur Porc, elle veut faire de la lecture une véritable expérience artistique… et avec quel résultat ! Tenir un Boustro c’est déjà ressentir l’écart radical, l’imagination neuve et réalisée, tant la lectrice peut s’étonner de la liberté, formelle et artisanale, que lui ont conférée ses conceptrices.
À l’intérieur, une pareille attention est portée aux textes ; le nombre d’autrices est limité mais non point la qualité. Comment savoir si un texte mérite une place dans ses pages chaleureusement illustrées ? On dit toujours à une autrice en devenir de découvrir les lignes, de plonger dans les catalogues pour se découvrir une affinité avec une maison dans laquelle elle se sentira à sa place… Cela n’a jamais été aussi vrai, tant du parquet au plafond, la bicoque Boustro est si particulière, qu’il faut bien la connaître avant de s’y risquer… Il se murmure d’ailleurs, pour les amatrices, qu’un nouveau cru sera justement disponible au Peotik Bazar !
Le Castor Astral est une maison d’édition française littéraire et poétique, lancée en 1975. Elle publie de nombreuses poétesses, françaises ou en traduction, mais n’a surtout jamais cessé d’offrir à la poésie belge francophone et néerlandophone une belle caisse de résonance. Plusieurs recueils importants sont ainsi parus chez elle, en particulier dans sa collection « Escale du Nord » ; on pense notamment à ceux présentés par Francis Dannemark.
Si Le Castor Astral publie surtout des autrices reconnues et qu’il s’agit d’une maison généraliste, ayant pignon sur rue, elle demeure ouverte aux découvertes et au vent frais soufflant sur la poésie contemporaine. La publication récente (2021) d’un ouvrage de Tom Buron, encore jeune auteur, en est un bon exemple. Elle participe en tout cas à inscrire la poésie belge au cœur de la poésie internationale ; ce qui n’est qu’un juste retour des choses, la Belgique étant un territoire de poésie particulièrement accueillant sur lequel de nombreuses autrices viennent faire leurs classes !
maelstrÖm reEvolution est une maison d’édition de poésie, centrale dans le paysage belge. Elle a connu plusieurs naissances, comme revue d’abord (1990), comme collection ensuite (entre 1996 et 2002) et est devenue une éditrice en 2003. C’est, enfin, en 2009 que maelstrÖm s’unit au mouvement d’action culturelle « réévolution poétique » pour donner à la maison sa silhouette finale et néanmoins multiforme. En effet, maelstrÖm s’est aussi une librairie sise à Bruxelles et un « fiEstival » unique qui marie poésie et performance.
Il me semble impossible de définir la politique éditoriale de l’éditeur sans renvoyer à la polysémie de son nom : un maelstrÖm, tourbillon d’écume ou d’étoiles, aux couleurs fantastiques, et réévolution, où le rêve se dispute à la révolution et la volte à l’évolution. La maison accueille ainsi des autrices très variées, pratiquant aussi bien des formes très écrites que des performances orales souhaitant trouver dans le papier un ancrage, même précaire. On doit à maelstrÖm reEvolution la collection des « Bookleg ! », édités sous forme de petits fascicules qu’on peut acheter pour presque rien et s’ouvrir à des centaines de voix ! Parmi les cent soixante-huit booklegs en circulation, de jeunes autrices dont c’était, parfois, le premier livre ; la première marche vers le minimum de reconnaissance souvent nécessaire pour creuser son trou dans le petit monde de la poésie.
Le Mot : Lame est un collectif et une coopérative d’édition de textes littéraires et notamment poétiques, fondée en 2015. Bâtie sur le principe de rassembler tout le processus éditorial entre les mains des autrices, elle a démontré ces dernières années toute la vitalité et l’originalité de son approche. En plus de livres ouvragés et bénéficiant d’illustrations particulièrement soignées, elle dispose sur son site d’un espace d’expression en ligne où ses autrices peuvent laisser libre cours à leurs tentations d’affronter le monde. Le Mot : Lame possède une ligne assez fortement définie et qui n’échappera pas à ses lectrices : contestataire, même révolutionnaire, elle attend des mots bouleversants et des tonnerres. La négation d’une certaine écriture « post-moderne » (« antoréflexive, parodique et déconstructivisteCf. entretien réalisé par Thibault Scohier avec le collectif en 2019 à lire chez Karoo. ») est pour elle la première et féconde étape d’une créativité renouvelée.
La coopérative est en tout cas ouverte aux jeunes autrices prêtes à se lancer dans une aventure collective et politique. Portant une attention toute particulière à la vie des mots hors des pages, les comparses du Le Mot : Lame organisent régulièrement des évènements, des lectures et des « mises en voix » qu’on peut retrouver sur leur site. Elle ose aussi aborder des thèmes « difficiles » comme l’érotisme ou des sujets politiquement sensibles comme la Zad (Zone à défendre) d’Arlon. Notons pour finir que le collectif noue des liens et jette des ponts avec d’autres actrices poétiques, comme la revue Le Sabot.
Sabir est une revue de littérature et de poésie dont le premier numéro est sorti en 2019. Elle a été conçue et portée par un collectif issu en grande partie d’anciennes étudiantes de l’Atelier des Écritures contemporaines de La Cambre. La nouvelle venue s’est imposée, en trois livraisons, comme le fer de lance de l’avant-garde littéraire belge et francophone. Pour son dernier numéro, c’est le thème « En nombre•s » qui a été choisi et décliné par une grosse vingtaine d’autrices, après un deuxième volume consacré à « L’accent » et le premier à « L’autocensure ». Les équipes de Sabir organisent régulièrement des rencontres – « Sabir La Nuit », dans le sillage de leurs publications, pour donner aux textes une autre vie dans l’air et pour se rapprocher de leurs lectrices.
Si elle se définit comme une « Collection d’objets littéraires », c’est que la revue fait la part belle aux expérimentations, à une langue nouvelle, réinventée par et pour notre époque. Pour cette raison aussi, elle ouvre ses colonnes à de jeunes autrices et constitue peut-être, à travers sa rédaction et tout son réseau satellite de créatrices, ce qui se rapproche le plus d’une « nouvelle scène » littéraire et poétique en Belgique francophone. Elle renouvelle aussi le statut de carrefour des lettres de notre pays, donnant une belle place à la francophonie et à la diversité de ses expressions artistiques.
Les éditeurs singuliers ne sont pas une structure d’édition… mais une fédération d’éditrices regroupant une cinquantaine de maisons publiant dans tous les domaines. Certaines des exposantes mentionnées ci-dessus en font partie. Son rôle est central dans le système de diffusion et de publicité des « petites maisons » en Belgique francophone, et donc, en particulier, des éditrices de poésie. Situés à un point névralgique, entre ses membres, les instances publiques du livre, les librairies et le public, Les éditeurs singuliers sont bien placés pour guider une poétesse curieuse mais non encore habituée au labyrinthe éditorial belge.