C'est très bien mais... (de retour du Bronks)

Publié le  31.05.2010

Il y a des années, quand il m'arrivait d'aller au théâtre avec des théâtreux (alors que je n'en étais pas encore un moi-même), une phrase parmi toutes avait le don de m'irriter à la sortie.

 

« C'est très bien mais ce n'est pas du théâtre ».

 

Phrase définitivement horripilante, bêtement corporatiste, voire franchement réactionnaire.

 

« C'est très bien mais ce n'est pas du théâtre ».

Y lire « j'admets que c'est beau et/ou bien fait et/ou intelligent et/ou drôle et/ou etc. ...mais trop éloigné de ma conception de ce que doit être un plateau et/ou un acteur et/ou un texte et/ou etc. ...pour que je cautionne complètement ».

 

« C'est très bien mais ce n'est pas du théâtre ».

Y lire un refus d'élargir le champ des possibles.

Après tout, si ça se passe sur une scène et si ça me plaît, quelle importance de ranger ou pas l'objet scénique dans la case théâtrale ?

 

 

En sortant de « Hot Pepper, Air Conditioner, and the Farewell Speech » du Japonais Toshiki Okada, j'avoue honteusement avoir pensé : « C'est très bien mais ce n'est pas du théâtre ». Pire : j'avoue honteusement avoir considéré avec mépris le public très enthousiaste en me disant : « C'est foutu. Si les spectateurs du Kunsten applaudissent plus chaleureusement Okada que García, Schlingensief ou Díaz, ça signifie que l'image a gagné sur la pulsion. Ça signifie que la démonstration a gagné sur le partage de l'instant. Ça signifie que la pirouette conceptuelle a gagné sur la nécessité énonciatoire ». Merde.

 

« C'est très bien mais ce n'est pas du théâtre ».

 

Le spectacle d'Okada est logorrhéique (ce qui n'est pas une mauvais chose en soi), très léché (mais pas très beau), use de la chorégraphie, de l'a-rythmie et de la bande-son dans des perspectives ultra-signifiantes qui confinent au symbolique permanent. Le spectacle d'Okada n'a rien à me dire que je ne sache déjà et emploie toute son énergie à démontrer que sa façon de me le dire est la plus chimiquement pure. Il déploie dans ma direction une injonction à constater sa brillance conceptuelle. Que la scène et la salle partagent les mêmes minutes n'a strictement aucune importance : le spectacle sera authentiquement similaire le lendemain et dans six mois, à Berlin, à Rio ou à Téhéran.

 

Ce n'est donc pas du théâtre puisque l'œuvre fonctionne toute seule : elle n'a pas besoin du public pour exister. Ou plutôt elle n'en a besoin, exclusivement, que pour s'auto-célébrer en tant qu'Œuvre. Je n'aime pas être placé dans cette position. Ou plutôt : je n'aime pas que le théâtre me place dans cette position puisqu'elle va à contre-sens de l'essence du médium (à la différence des arts plastiques, de la musique ou du cinéma). Voilà le sens que prend aujourd'hui pour moi la phrase :

 

« C'est très bien mais ce n'est pas du théâtre ».

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