De la maternité comme un des beaux-arts

Publié le  23.09.2011

Qui me dira l'heure, l'heure qu'il fait au dehors ? En moi, à chaque minute, 18 heures sonne. 18 p.m., l'heure de l'angoisse, dix-huit vagues d'affolement déferlant en une aile noire qui vide mon corps de sa sève. Barbituriques, mes amis de toujours, protégez-moi de l'assaut du soir, composez-moi une armure qui tienne tête à mes paniques, sauvez-moi de ce martyr quotidien. Si seulement je pouvais encore me mettre en boule afin de n'offrir qu'un minimum de prise à la bête qui me dévaste, si, un seul jour de ma vie, je pouvais bénéficier d'une mesure de clémence et ne pas endurer l'apocalypse... La suppression de l'heure fatidique, l'organisation d'une journée en 23 heures, j'ai longtemps cru y trouver la solution, mais, non, il me faut retrouver la scène qui m'a irradiée de peur, il me faut déverrouiller ma mémoire. Tellement cadenassées les premières couches de ma vie que je dois les dynamiter si je veux venir à bout de leur brouillard... Faire main basse sur le visage des six heures du soir qui ont estropié ma lumière : de cette mission j'aurais dû faire mon métier. Un quart de vos circuits cérébraux sont bouchés, madame, avait diagnostiqué un médecin albinos il y a trente pleines lunes. Oui, mes zones hypothalamiques sautent une à une afin de dénicher le joyau radioactif agissant à l'arrière des six o'clock, des zes uur. Puisque personne ne me vient en aide, je suis mon propre artificier, je m'inocule une bérézina neuronale dans l'espoir qu'en déboisant mes limbes je tomberai nez à nez avec mon cauchemar.

Mademoiselle, éteignez la télévision, la lumière, le bruit du temps au lieu de m'enfiler cette affreuse robe qui ne parle pas un mot de flamand. Quand l'ensemble du monde tombera dans le silence, mon assassin sortira du rang, nous ne serons plus que deux sur la piste de danse. De quel pogrom suis-je la rescapée ? C'est tout ce que je veux savoir avant de m'éteindre. À mes amants, j'ai pourtant demandé d'ouvrir le ventre de Mister 18 heures, d'exhumer le Minotaure inconnu qui, chaque jour, pendant quatre-vingts ans, m'a dévorée d'angoisse. Lorsque l'après-midi bascule dans le soir, je bascule dans la terreur. Même bourrée de calmants, allongée dans le chant des somnifères, je sens la montée de la fleur perfide à dix-huit pétales... N'existe-t-il aucun botaniste de génie pour me dire qui elle est, aucun spéléologue de l'enfance qui, traversant mes souvenirs-écrans, mes souvenirs indurés verrues, déterrera mon cheval de Troie, débusquant le guerrier qui y est tapi ?

Mon problème, c'est d'avoir voulu simultanément enfouir à jamais le trouble-fête et découvrir son identité. Mon problème, c'est d'avoir assommé ma mémoire à coup de cocktails soporifiques, empêchant le filigrane opaque des 18 heures de dégorger son sens. Mon problème, c'est que chaque fois que je tricote un chandail pour mon cerveau, à la dix-huitième maille, tout s'effiloche.

 

Mademoiselle, dans ma quête, il est inutile que je m'appuie sur vous. Déjà que vous vous fourvoyez dans les cas les plus simples : à m'assener que cette vieille bouille hilare sur la photo c'est moi, vous avez perdu votre crédibilité. À quoi je reconnais que je suis moi dans un miroir ou sur un cliché ? Aux deux aiguilles placées dans un axe vertical qui déchire mon iris, la grande s'encastrant dans la petite, sonnant à jamais 18 heures dans mes orbites d'aveugle... Qui me dira comment on sort de soi, par quelle trappe on glisse dans l'au-delà ?

Dès que ma fille est née, je me suis jurée de ne rien lui transmettre, de la laisser s'auto-éduquer. Mes préceptes éducatifs c'était zéro, déjà qu'un môme vous gâche l'existence, alors, à part lui léguer des peurs et des traumas, j'ai fait preuve d'un nihilisme absolu. Pas la peine qu'elle étudie les philosophes pyrrhoniens, se penche sur les maîtres du dubitatif : je lui offrais l'exemple d'un scepticisme instinctif, radical, d'une vie faite d'à-quoi-bonisme. Je suis la seule nihiliste pur jus de cette planète. Mon désabusement, mon relativisme, mon je-m'en-foutisme est la forme supérieure du désespoir. La phrase que je lui lançais chaque matin et qui la tordait dans l'angoisse ? "Petite, je suis libre de mourir à tout instant, de m'enfermer dans le grenier et d'avaler du gaz ». Prodiguer de l'attention, des conseils, des encouragements à une môme, éveiller ses dons, développer ses tares, la couver comme une plante de serre, vous débloquez ? L'affection, le maternage, ça ne se commande pas. Travail, religion, valeurs politiques, patriotiques, culturelles ? Depuis longtemps, je me suis dépouillée de tout ça. Mademoiselle, un conseil : n'ayez jamais d'enfant, un mioche ça bousille la vie, c'est une catastrophe, une apocalypse qui s'abat sur vous, un boulet que l'on traîne des décennies. En accordant une liberté totale à ta gamine, à ne pas lui imposer de limites, de bornes, tu risques de la déséquilibrer, d'affoler son angoisse, d'en faire une inadaptée chronique à la société, à l'existence me répétait un amant psychiatre… Ça la regarde si, à cinq ans, ma fille suce mes bijoux, mange ses cheveux, trichotillomanie réactionnelle m'avait dit ce même amant, c'est son affaire si elle dort dans une boîte en carton, parle aux fantômes et dessine sur les murs, sur les armoires, sur son corps. Le jour où elle m'a demandé « maman, c'est mieux de me lancer dans le patinage ou de faire du poney ? », je lui ai balancé « petite morveuse, tu fais ce que tu veux, nul n'en a cure. Tu t'adonnes aux claquettes, à l'ocarina sans trous, à l'élevage de limaces, je m'en fous, du moment que TU ME FICHES LA PAIX ». Personne ne m'a montré comment survivre dans la campagne brabançonne, personne n'a écouté mon calvaire, alors, pas question que je donne à ma fille ce que je n'ai jamais reçu. Un aveu tardif : laisser mon enfant à l'état sauvage, ce n'était même pas un programme, juste une impossibilité de fonctionner autrement.

Je retire une certaine fierté de lui avoir enseigné une seule chose par voie de contamination directe : s'alarmer pour un rien, se noyer devant une tasse de cécémel, douter d'être dans la veille ou le sommeil, la vie ou la mort. Un conseil, mademoiselle : n'engendrez jamais. Un moutard, ça vous désagrège. Déjà fœtus, il dévore votre oxygène et sa naissance vous signale qu'il vous précipite dans la tombe. Je hais les nouveau-nés, ces sacs à merde, à urine et à cris qui bousillent vos nuits d'amour. 

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