La femme-orchestre
Il est loin le temps où l’artiste composait son œuvre fébrilement à la lueur vacillante d’une bougie, poussé au labeur par la faim le tiraillant, les montées de chaleur dûes à la fièvre typhoïde ou autre phtisie ravageuse et la pression de la logeuse à laquelle il faut payer son humble mansarde. Le tableau est un peu caricatural (et triste), mais à en croire google image quand on y tape le mot « poète », cette représentation s’est maintenue au fil du temps.
Aujourd’hui, le jeune artiste européen est pauvre. Toute relative bien sûr, cette pauvreté, car il mange (des produits à bas prix), il boit (beaucoup), il paye ses factures (avec quelques mois de retard), il vit dans un logement sain (petit mais décoré avec soin, ce qui lui permet de le sous-louer de temps à autre sur airbnb). Il a de l’obstination – et il lui en faut pour exercer un métier jugé non-productif, inutile et parasite par les trois quarts de l’humanité, et en premier lieu par ses voisins de palier. Et enfin, tout comme son ancêtre le poète maudit, il se ruine les vertèbres, seul et voûté dans son antre et s’esquinte les yeux à la lueur d’un écran. Mais bien plus encore : il doit faire preuve d’une extrême virtuosité pour multiplier ses points d’attention.
En ce qui concerne le théâtre, au delà de la tâche difficile que constitue l’écriture, créer un spectacle revient à se transformer en véritable homme-orchestre (femme-orchestre dans mon cas). Finalement, trouver une idée paraît bien peu de chose, mais la mettre en œuvre ! Pour monter une production, il faut avoir de l’argent. Pour avoir de l’argent, il faut écrire des dossiers, envoyer 1.500 mails pour essayer d’avoir un contact avec un directeur de théâtre, insister auprès des rares personnes qui vous ont répondu après un long harcèlement pour avoir un rendez-vous, convaincre ces producteurs au cours d’une rencontre pénible et plutôt humiliante, se consoler tant bien que mal devant les refus, se réjouir avec méfiance devant un aval, multiplier les réunions budgétaires, espérer trouver d’autres partenaires, verser quelques larmes de colère, s’apitoyer sur son sort, repartir en guerre, trouver des collaborateurs, répéter dans des conditions bancales, se torturer sur le sens de son geste, gérer les équipes, les doutes, les conflits, continuer obstinément à aimer ce que l’on fait, recevoir les applaudissements, recevoir les critiques, recevoir les bons moments, recevoir les gifles, retourner derrière son écran et recommencer. Ecrire des dossiers, envoyer 2.800 mails pour essayer d’avoir un rendez-vous avec un directeur de théâtre, l’obtenir après avoir inspiré de la pitié à son assistant, convaincre ce producteur au cours d’une rencontre carrément humiliante, être inconsolable devant un refus, ne pas se réjouir devant un aval, constater que sa vie n’est plus qu’une longue réunion budgétaire, retenir ses larmes de colère, cesser de s’apitoyer sur son sort, repartir en guerre, trouver des collaborateurs, répéter dans des conditions misérables, ne gérer ni les équipes ni les conflits, continuer miraculeusement à aimer ce que l’on fait, attendre les applaudissements, insulter les critiques, regretter les bons moments, rendre les gifles, détruire son écran, se ruiner en rachetant un ordinateur et recommencer.
Le premier homme homme-orchestre était connu sous le sobriquet de Sol-si-ré-pif-pan. Quand il arpentait les promenades des Tuileries et des Champs Elysées autour de 1830, il jouait de sa flûte-de-pan-guitare-grosse-caisse-mandoline-triangle-cymbales en chantonnant cette ingénue petite comptine : « Malgré notre misère/ Et navré de douleur/Nous bravons, pour vous plaire/La honte du malheur/Ayez de l’indulgence/Sensibles amateurs/Avec peu de dépense/Soyez nos bienfaiteurs »