Un séjour à Anvers #6 : Doel

Publié le  23.01.2013

Doel croyais-je
signifie douleur

à Doel j'ai cueilli une rose
dans un jardin abandonné
comme l'était la maison
comme le sont toutes les maisons de Doel

« il faut sauver cette rose » ai-je dit
en remontant dans la voiture de l'ami
qui me guidait dans cette région de polders
devenue le port d'Anvers
et le temple de la pétrochimie

Haven 418, Haven 869 , Haven 1256, Haven 1732
ont remplacé Wilmarsdonk, Oosterweel, Oorderen, Lillo
« les villages en perdent jusqu'à leur nom »
m'a dit l'ami entre autres choses
j'avais eu besoin de la rose
pour traverser toute cette douleur

peu après l'auto est tombée en panne
on l'a laissée au bord de la route
on a marché, marché, marché
moi la rose à la main
« les esprits de Doel nous punissent »
a dit l'ami (pour couronner le tout
la chaleur était accablante)

à Doel il y a des maisons vides
des planches clouées devant les portes
les fenêtres sont brisées
et on a peint sur les façades
les figures de la colère

trois oiseaux noirs s'envolent
on dirait un Matisse
on voit une vague immense
rouge et verte qui se lève
on peut lire : « wanhoop », désespoir,
ici et là des scènes féroces
un gorille offrant un bouquet
à une cigogne qu'il étrangle
une main pour les fleurs
l'autre pour tuer la bête
 
à l'horizon on aperçoit
les deux tours de la centrale nucléaire
et sur la digue le vieux moulin
qui s'ouvre encore le dimanche
pour les curieux qui viennent photographier
l'agonie du village
les graffiti qui font crier les murs
et les herbes folles qui dévorent
exclusivement les jardins

car les espaces communaux
places, bords de route, talus de digue,
on les passe à la débroussailleuse
nous entendons son ronronnement là-bas
où un homme le casque aux oreilles
coupe tout ce qui peut être coupé

pourquoi hache-t-on menu
cette herbe publique qui ne demande qu'à vivre
pourquoi ne pas offrir aux dernières abeilles
cette douce jungle septentrionale
qui se couvrira de fleurs
jusqu'au dernier printemps ?

raser, raser, il rase le moindre brin d'herbe
l'ouvrier communal surgi d'un rêve prémonitoire
bientôt on rasera les murs
et le rosier périra
sous l'eau grise de l'Escaut

à Doel nous avons croisé
un couple, un très vieux couple
leur rire, leurs mains jointes
leurs pas ensemble
leurs dentiers étincelants
dans leurs visages craquelés

ils cherchaient un passage vers l'autre rive
un bateau, un ferry, quelque chose
l'ami et moi ne savions pas
ni où ni quand passerait le bateau
ni comment faire pour atteindre l'autre rive
main dans la main

« Doel » ne signifie pas douleur
m'a révélé mon dictionnaire
« doel » signifie simplement « but »
un jour les gens de Doel
auront du travail grâce au port

but  : « doel »
amour : « liefde »
cette langue a des mots trop brefs
pour signifier ce qu'on ne peut atteindre
qu'au prix de mille détours

la rose nous l'avons plongée
dans un évier plein d'eau fraiche
elle était certes fatiguée
mais néanmoins si belle
et si vaillante, elle avait survécu
à la chaleur, à la panne, et avant tout
à la douleur de Doel.

À découvrir aussi

Bart et Mario

  • Fiction
C'est pas bien de se moquer de quelqu'un, mais j'aime quand Bart De Wever se casse la gueule. Dommage qu'en politique, on soit rarement complètement K.O. L'échec requinque pour la prochaine bataille e...

Le plus beau métier du monde

  • Fiction
Être scénariste est un rêve.   Écrire, c’est la liberté absolue. On s’invente un monde nouveau à chaque fois. On a mille vies. Moi, je suis à la fois une super flic qui vient à bout de la mafia l...

Nothing came come of nothing

  • Fiction
   

Le temps c'est de l'argent #2

  • Fiction
La passeggiàta amorcée à la descente du TGV en gare de Porta Susa à Turin, m'a conduit après une vingtaine de minutes de marche au cœur de la cité, Piazza Castello. A l'origine c'était une des portes ...