Le crucifix
Voici que, la porte refermée trop violemment, l'un des bras de Jésus s'est détaché du crucifix accroché au-dessus de l'entrée du vestibule.
« On croirait un oiseau blessé !», s'exclame Julia.
Sa mère n'aime pas ça, ce bras parti à la dérive. A quatre pattes, elle fouille partout à la recherche du clou manquant. Comme ses investigations demeurent infructueuses, elle emporte immédiatement l'objet déficient chez le quincailler.
Julia, restée seule à la maison, s'emplit les yeux d'une nouvelle clarté, empreinte de l'absence de la croix sur le mur.
Le commerçant hésite. Il n'accepte pas de vendre des clous à cette femme entêtée qui veut absolument crucifer à nouveau le Christ, et plus vite que ça ! Il lui dit que ça peut mener au Diable, ces affaires-là.
Quand il lui parle des feux de l'enfer, la langue de la mère brûle, son coeur entre en éruption et, les yeux incendiés, elle crache les histoires encore brûlantes du cancer de son mari, de l'hémiplégie de sa soeur, de l'accident vasculaire de son père, de la démence de sa mère, du boulot qu'elle vient de perdre, de l'avis d'expulsion qu'elle vient de recevoir,... Avant d'en arriver au viol de sa fille dans une tournante, au fond d'une cave, le brave homme l'interrompt, lui tend prestement un gros paquet de clous et lui fait, en sus, présent du marteau.
Il la regarde disparaître au bout de la rue avec le sentiment d'avoir bien agi malgré le mal cruciforme qui lui tord à présent la conscience.
De retour à la maison, la femme place l'objet pieux sur la table, introduit un clou dans la main droite du personnage de laiton et frappe avec le marteau. Mais le clou, bien que parfaitement calibré et acéré, ne veux pas avancer d'un millimètre. Elle s'y reprend plusieurs fois, elle tape, elle frappe de plus en plus violemment.
Julia craint que sa mère ne finisse par fracasser le corps du Christ. Elle lui demande si elle peut essayer à son tour. La pauvre femme, vaincue, laisse tomber mollement le crucifix dans les mains de sa fille.
Comme on protège un moinillon tombé du nid, la corbeille des paumes de Julia le soutiennent. Elle contemple ce fils hors du commun qui semble vouloir s'affranchir de ses entraves.
Alors, d'un geste ferme de la main droite, elle empoigne le corps décharné et presque nu du petit homme glacé, de la main gauche elle serre fortement la croix de bois et, comme on décolle rapidement un sparadrap pour que cela fasse moins mal, elle sépare, dans un mouvement sec et précis, Jésus de sa croix, l'arrachant par là même des griffes de son destin.
Les passants disent qu'ils ont cru voir, tout en haut de l'immeuble, une petite fille lâcher ce qui semblait être un oiseau par la fenêtre, un oiseau fort brillant et silencieux dans son ascension vers la nuit.