Le crucifix

Publié le  14.01.2011

Voici que, la porte refermée trop violemment, l'un des bras de Jésus  s'est détaché du crucifix accroché au-dessus de l'entrée du vestibule.
« On croirait un oiseau blessé !», s'exclame Julia.
Sa mère n'aime pas ça, ce bras parti à la dérive. A quatre pattes, elle  fouille partout à la recherche du clou manquant. Comme ses investigations demeurent infructueuses, elle emporte immédiatement l'objet déficient chez le quincailler.

 

 Julia, restée seule à la maison, s'emplit les yeux d'une  nouvelle clarté,  empreinte de l'absence de la croix sur le mur.

 

Le commerçant hésite. Il n'accepte pas de vendre des clous à cette  femme entêtée qui veut absolument crucifer à nouveau le Christ, et plus  vite que ça ! Il lui dit que ça peut mener au Diable, ces affaires-là. 
Quand il lui  parle des feux de l'enfer, la langue de la mère brûle, son  coeur entre en éruption et, les yeux incendiés,  elle crache les histoires  encore brûlantes du cancer de son mari, de l'hémiplégie de sa soeur, de  l'accident vasculaire de son père, de la démence de sa mère, du boulot  qu'elle vient de perdre, de l'avis d'expulsion qu'elle vient de recevoir,...  Avant d'en arriver au viol de sa fille dans une tournante, au fond d'une cave,  le brave homme l'interrompt, lui tend prestement un gros paquet de clous  et lui fait, en sus, présent du marteau. 
Il la regarde disparaître au bout de la rue avec le sentiment d'avoir bien  agi malgré le mal cruciforme qui lui tord à présent la conscience.

 
De retour à la maison, la femme place l'objet pieux sur la   table, introduit un clou dans la main droite du personnage de laiton et  frappe avec le marteau. Mais le clou, bien que parfaitement calibré et acéré,  ne veux pas avancer d'un millimètre. Elle s'y reprend plusieurs fois, elle  tape, elle frappe de plus en plus violemment.
Julia craint que sa mère ne finisse par fracasser le corps du Christ. Elle  lui demande si elle peut essayer à son tour. La pauvre femme, vaincue,  laisse tomber mollement le crucifix dans les mains de sa fille. 
Comme on protège un moinillon tombé du nid, la corbeille des  paumes de Julia le soutiennent. Elle contemple ce fils hors du commun qui  semble vouloir s'affranchir de ses entraves.
Alors, d'un geste ferme de la main droite, elle empoigne le corps  décharné et presque nu du petit homme glacé, de la main gauche elle serre  fortement la croix de bois et, comme on décolle rapidement un sparadrap  pour que cela fasse moins mal, elle sépare, dans un mouvement sec et  précis, Jésus de sa croix, l'arrachant par là même des griffes de son destin.

 

Les passants disent qu'ils ont cru voir, tout en haut de l'immeuble, une  petite fille lâcher ce qui semblait être un oiseau par la fenêtre, un oiseau fort  brillant et silencieux dans son  ascension vers la nuit.

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