Ligne de vie : récit d'anticipation de Cindy Van Wilder

Publié le  08.01.2021

Il y a un an d'ici, qui aurait-il pu prédire qu’un virus, apparu en Chine à des milliers de kilomètres de l'Europe, allait nous plonger dans une pandémie mondiale et créer une crise sanitaire, sociale, économique, culturelle sans précédent ? Comment nous porterons-nous l'année prochaine ? Pourrons-nous enfin circuler librement, aller au théâtre ou au cinéma, s'embrasser ? 

Autrice touche-à-tout, autant à l’aise dans la féérie urbaine des Outrepasseurs, que dans le thriller d’anticipation (Memorex) ou encore le roman contemporain (La Lune est à Nous), Cindy Van Wilder signe pour Bela un récit d'anticipation qui dresse un portrait de 2021 plutôt optimiste.

saut d'une personnage entre deux falaises sur fond de coucher de soleil
© Dilok Klaisataporn − iStock by Getty Images

C’est un jour radieux de printemps.

Si j’étais poétesse, j’y verrais sûrement un bon présage, un signe que tout finira par s’arranger.

En l’occurrence, je me contente de m’asseoir sur l’un des rares sièges plastiques encore libres. Les aiguilles de ma montre indiquent à peine dix heures, quelques voiles opalins demeurent à la traîne dans le ciel azur. La file s’étire sur une bonne portion du trottoir devant l’un des bâtiments administratifs, monstres de verre et d’acier, le long du boulevard Albert II. La rumeur incessante de Bruxelles bruisse sous les arbres jonchant le terre-plein, projetant leurs ombres sur le sentier de terre battue. Des infirmiers, des bénévoles slaloment entre les sièges plastiques, les gens déjà debout, s’assurant que nous respectons bien la distance sociale, que nous portons bien notre masque sur le nez. Ils proposent un verre d’eau aux plus âgés, aux mères avec leurs bébés, temporisent les impatiences, répondent aux inquiets.

— Non, Madame, l’injection ne provoque aucune douleur…

— … effets secondaires très rares…

— Une petite heure, Monsieur. Non, nous ne pouvons pas vous garder la place si vous vous en allez…

Je les regarde virevolter, ces silhouettes en blouse bleue et blanc plastique, avec leurs valises sous les yeux, les traces de leur masque sur leur visage. Pris dans une frénésie qui semble sans fin.

C’est peut-être l’une d’entre elles qui a accompagné Elias dans ces derniers moments.

Je l’imagine se tenir à ses côtés, lui murmurer des mots rassurants. Tendre le téléphone portable qui m’a permis de lui dire au revoir.

Mes doigts se crispent sur mon siège.

Quand un bénévole s’arrête à ma hauteur, me demandant si j’ai besoin de quelque chose ou si j’ai des questions sur le vaccin, je secoue la tête.

J’ai lu et relu chaque article publié à ce sujet, j’ai pris le temps de la réflexion même si d’instinct, mon cœur penchait vers le « oui ». Quand l’invitation m’est parvenue, je n’ai pas hésité.

 

Des anti-vax ont essayé de m’alpaguer ce matin, à la sortie de Bruxelles-Nord. L’un d’entre eux m’a crié un argument vaseux à propos d’une puce, j’en ris encore. Pourquoi donc nous injecterait-on à notre insu je ne sais quel traceur, alors que nous sommes si prompts à révéler nos moindres faits et gestes sur les réseaux sociaux ?

Rien de tout cela n’a de sens.

Je me rends compte – trop tard – que je ris toute seule, un petit son amer, qui me vaut comme d’habitude coups d’œil éclairs et grimaces d’incompréhension. Je m’interromps brutalement. J’oublie parfois – souvent – qu’Elias n’est plus là pour partager mes fous rires, mes réflexions, mes questions. Pour se moquer avec moi des absurdités de ce monde et des hommes. Cela va mieux, petit à petit.  J’échoue encore cependant, quand je rentre claquée du boulot, que je lance une phrase à la cantonade dans l’appartement silencieux et que je m’attends à ce qu’il relève.

À ce qu’il me réponde.

Je rêve encore de lui. Rien de traumatisant – il est assis à notre table, on discute, on se chamaille, on échange. Le soleil entre à flots par la fenêtre. Tout va bien.

Puis je me réveille.

Et rien n’est plus pareil.

Je déglutis. Je jette un coup d’œil à toutes ces personnes qui me séparent encore de l’injection promise. Espérée. Attendue.

Derrière moi, la file s’allonge, prend possession du pavé, les soignants courent d’un bout à l’autre, eux qui ont déjà tant donné.

Bientôt, je me dis. Ou plutôt enfin.

Enfin, un rayon d’espoir. Enfin, une lumière au bout de cet interminable tunnel qu’a été 2020.

Un arrêt sur la ligne, une escale salutaire.

La promesse que peut-être, avec un peu de chance, un jour, on n’aura plus peur de l’autre. Peur de ce qu’il ou elle pourrait nous donner. Peur du moindre contact, peur de ne pas être assez loin, assez prudent.

Peut-être même qu’un jour, on oubliera. On oubliera les mains desséchées par les gels hydroalcooliques, les lanières des masques heurtant l’arrière des oreilles, les lunettes qui s’embuent au moindre souffle. On oubliera ce que « R0 » veut dire, les sirènes d’ambulance jour et nuit, les applaudissements pour les soignants. Les bourdes politiques sombreront dans l’oubli.

On retrouvera le goût de l’autre, le goût de la vie.

Du moins, c’est ce que je me dis pour me rassurer. Pour rêver, aussi.

Ce vaccin, aussi précieux soit-il, n’est qu’une première étape. Mais une étape décisive.

 

Quand je sors de là, une heure et demie plus tard, le bras un peu endolori, je jette un regard à mon alliance.

Et je souris.

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