Le plus contemporain ? vs Un jeu pour aujourd'hui ? (Bruxelles, de retour du Kaaitheater)
L'adjectif « contemporain » est défini de la façon suivante par le Petit Robert : « 1. Qui est du même temps que. 2. Qui est de notre temps ». Exemples : 1. Aragon est contemporain de Brecht. 2. Le théâtre de Rodrigo García est contemporain.
Associé au mot « art », l'adjectif « contemporain » est synonyme pour certains de démarche élitiste, hermétique et complaisante, et pour d'autres de recherche exigeante, novatrice, dont les formes dialoguent avec l'époque, stimulante pour les sens et l'intellect. Rodrigo García donne à ce point raison aux uns et aux autres qu'on peut légitimement se demander s'il n'est pas le plus contemporain de tous les artistes de théâtre actuels.
Son dernier spectacle, déjà présenté dans plusieurs pays et actuellement au Kunstenfestivaldesarts, s'intitule « Versus ». Prolongeant son souci d'inscription « contre » la marche dominante du monde, « Versus » choisit de réinvestir le champ du mystère, de l'abstraction, du trouble. Ne cherchant ni à plaire ni à être compris, « Versus » ne convertira pas les détracteurs de l'art contemporain. Affinant brillamment une démarche exigeante et jouissive construite spectacle après spectacle, « Versus » ravira tous ceux qui s'interrogent sur les formes d'un théâtre pour notre temps.
Les écrits abondent sur García. Je ne m'épancherai donc pas ici sur son statut de provocateur, ni sur son talent de plasticien, ni sur sa dynamique de moraliste, ni sur sa science du dispositif, ni sur ses thématiques récurrentes (au premier rang desquelles une critique acerbe de la société de consommation). Tout cela est à l'œuvre dans « Versus », comme dans les spectacles précédents. Pour tous ces aspects et bien d'autres, je vous renvoie à l'excellent ouvrage de Bruno Tackels paru en 2007 (« Rodrigo García », Écrivains de plateau IV, Les Solitaires intempestifs).
Ce qui m'est apparu hier soir comme absolument admirable dans le travail de Rodrigo García, peut-être déjà présent avant mais proche de mes préoccupations actuelles, relève de la direction d'acteur.
À chaque fois que j'ai vu des textes de García mis en scène par d'autres que lui, j'ai trouvé le résultat minable. J'ai compris pourquoi hier soir : quand l'outrance verbale contenue dans ses textes est portée par des êtres eux-mêmes outranciers, l'objet scénique apparaît comme dérisoire, vulgaire, fake. La vulgarité existe donc lorsqu'un a priori provocant est posé par le jeu (gouailleur, militant, expressionniste) sur les mots prononcés. Dire les mots révoltés de García en jouant la révolte ou l'étrangeté est le meilleur moyen pour rater sa cible.
Les acteurs de García, mis en scène par lui-même, déploient un jeu d'une merveilleuse finesse, un travail du texte et du corps brillants, une prise de parole ambigüe, à mille lieues de l'expressionnisme ou de la foire aux monstres. Leur outrance verbale est sans cesse contrebalancée par leur naïveté, leur air de ne pas y toucher. Plus les mots sont outranciers, moins le jeu l'est. Les acteurs de García savent que la volonté n'existe pas : ils observent et subissent, se prennent la réalité du monde dans la tronche et en rendent compte. Les acteurs de García ne geignent pas, ne hurlent pas : ils rendent compte (de leurs souffrances, de leurs incapacités à être en phase avec la vie). Un souci d'exactitude les anime, une nécessité à décrire le plus fidèlement possible l'absurdité et la brutalité de la société dans laquelle ils évoluent. Plus les mots pour le dire seront absurdes et brutaux, plus leur manière de les prononcer sera appliquée, précise, presque scientifique, mais d'une science dont ils sont eux-mêmes et l'objet et le sujet. C'est ce qui les protège sans cesse de l'indécence ou de l'abjection : ils ne parlent qu'à la première personne, toujours. Ils s'analysent eux-mêmes, acteurs merdeux d'un monde merdique.
C'est en somme excessivement simple : l'énormité des propos n'est opérante que lorsqu'elle est livrée comme une bizarrerie, une incongruité, voire une évidence pas du tout énorme. La violence (et l'humour) est alors reçue, fonctionnant sur le décalage entre énoncé et énonciation. Encore faut-il l'extrême compétence de Patricia Álvarez, Amelia Díaz, Rubén Escamilla, Juan Loriente, Nuría Lloansi, Isabel Ojeda, David Pino, Daniel Romero et Víctor Vallejo pour que l'ensemble fonctionne si bien.