Muses - « Le K-way rouge »

Publié le  26.02.2014

Un jour, ce fut le grand jour. Celui où l’Utopia D-One allait pouvoir être distribué.

La veille, Sandrine s’était rendue à l’Incubateur pour assister à la réunion des femmes de son quartier. Quelques nouvelles étaient assises au fond, mais la plupart étaient des habituées.

La salle était pleine.

 

Au premier rang, Sandrine avait reconnu Françoise, la doyenne. C’est autour d’elle que tout avait commencé. La légende disait que Françoise avait débuté son affaire dans la cuisine de son appartement. C’est d’ailleurs aussi dans son bâtiment, puis dans sa rue, dans son quartier, dans sa ville et dans sa région qu’elle avait trouvé ses premières clientes : retraitées et mères de famille, bien heureuses qu’on vienne leur proposer des montures de lunettes à domicile. Un service utile et une conversation offerte pour le plaisir. Tout en manipulant les modèles éparpillés sur la table, on parlait cataracte, strabisme ou myopie évidemment, mais aussi de mode, de transport en commun, de coût de la vie, de santé, de hauts et de bas, des enfants, des maris, des amants, du temps qui passe, de la mort, de l’amour et de rêves abandonnés au fond de placards dont on avait perdu la clé depuis longtemps. Au fil des visites et du bouche à oreille, certains de ces rêves avaient été sortis des armoires. Une fois dépoussiérés et remontés au goût du jour, beaucoup tenaient encore très bien la route. À tel point qu’ils avaient pris le pas sur les lunettes. Certes, on appelait toujours Françoise parce qu’elle était la seule à disposer d’une collection de montures et qu’elle était prête à monter dans les étages, mais on l’appelait aussi pour lui parler de projets apparemment inaccessibles.

 

Or, pour Françoise, seul l’apparemment était un obstacle. À son avis, l’ordre des priorités pouvait à tout moment être bousculé. Pour cela, il fallait juste changer de point de vue (encore une histoire de lunettes, finalement). Surtout, il suffisait d’y croire, ce qu’elles avaient toutes fait. Avec succès.

 

Un an plus tard, financé par ces rêves de placards devenus petites entreprises rentables prospérant à gauche et à droite, l’Incubateuravait été inauguré. Sur les murs de cette ancienne usine fraîchement rénovée (tout un symbole), s’affichait la réussite des unes et des autres. Ouverture de magasin, présence dans une foire commerciale, articles ou reportages. Just to do !Forza ! Change ta vie !, le ton était donné. Un ton positif qui changeait si radicalement du burn out imposé par les discours officiels, qu’à sa première visite, Sandrine avait cru tomber dans une secte ou dans une église importée d’une contrée vierge de télévision et de crise financière. Un lieu  où personne ne s’intéresserait à son histoire. À son petit rêve personnel qu’elle voulait défendre pour donner du sens à sa vie et offrir aux autres ce qu’elle avait besoin de recevoir. Un win-win très à la mode.

 

Invitée à prendre la parole, Sandrine s’était alors levée et avait raconté son histoire de K-Way rouges éclairant les jours de pluie comme autant de coquelicots relevant la tête contre la morosité. Protestation muette. Tout le monde avait applaudi. Ce n’était pas un geste de politesse, l’intérêt était manifeste. Au-delà du vêtement écarlate, beaucoup voulaient y voir un retour de la couleur et de valeurs que la grisaille avaient effacées : solidarité, joie et confiance, notamment. Les jours suivants, Sandrine avait reçu des propositions de location de machines, plusieurs couturières s’étaient signalées, une fiscaliste lui avait même aligné les chiffres pour lui prouver que son projet serait rentable dans les deux ans. À condition de ne pas baisser les bras, la mise en garde avait été faite dès le premier jour. Puis maintes fois répétée, agrémentée d’exemples où nombre de projets formidables n’avaient pas vu le jour parce que leurs promoteurs avaient baissé les bras en cours de route. CQFD.

 

Heureusement, portée par l’enthousiasme de celles qui l’avaient précédée, Sandrine n’avait rien lâché. La tentation avait pourtant été là. Souvent. Comme le jour de la grève des transports qui lui avait fait rater sa première commande. Ou face à la frilosité des banques. Ou quand il y avait eu des problèmes de coupe, de teinture, d’impression, d’emballage, mille fois au moins le K-Way rouge avait failli rater son entrée. Mais Sandrine avait tenu. Le jour, elle avait résisté en occupant ses bras ; la nuit, elle avait évité à son esprit de tourner en rond inutilement en l’obligeant à se concentrer sur un projet parallèle. Un projet secret : Utopia D-One, une molécule qui boosterait le moral et donnerait au corps l’énergie pour tenir.

Coûte que coûte.

Avec une telle arme, les rêves ne finiraient plus dans les placards.

Le monde serait beau et elles en auraient les commandes. Un jour.

 

Au début, ce n’était qu’une idée  mais, un soir, un peu par distraction et un peu parce qu’elle n’avait pas grand-chose d’autre à lui dire, Sandrine avait parlé de son projet secret à un ancien collègue du laboratoire dans lequel elle avait travaillé avant de gagner sa vie en fabriquant des K-Way. Chimiste de formation, cet homme élégant d’un mètre quatre-vingt, yeux clairs, cheveux noirs, costume décontracté et parfum racé, avait adoré. Une aubaine. Sandrine ne pouvait pas le savoir, mais il était même hyper motivé, persuadé que s’il trouvait la bonne formule, il aurait alors un prétexte pour inviter à nouveau Sandrine soudainement plus séduisante maintenant qu’elle gagnait sa vie loin du laboratoire. Avec une telle arrière-pensée, l’ancien collègue se mit immédiatement au travail. Un mois plus tard, il présentait à Sandrine ce qu’elle avait espéré. Séduite, l’entrepreneuse accepta dans la foulée le dernier verre offert par le chimiste dans le studio devant lequel ils passaient « comme par hasard », mais c’est une autre histoire.

 

Concernant l’Utopia D-One, Sandrine le testa sur sa propre mère, puis sur une bande d’adolescents apathiques qui trainaient en bas de chez elle. La semaine suivante, elle commenta les résultats en buvant le champagne que lui offrait l’ancien collègue-chimiste, très heureux de pouvoir se promener avec cette jolie blonde qu’il regrettait de ne pas avoir remarquée au temps où leurs bureaux étaient situés dans le même couloir. Ils avaient du temps à rattraper. Une impatience qu’elle partageait maintenant que le succès était au rendez-vous : sa mère avait entrepris de repeindre sa cuisine et les adolescents avait remis en état le parc qu’ils avaient saccagé précédemment. Un miracle, dans les deux cas, qu’elle avait interprété comme un signal. La production pouvait commencer. Fébrile, l’amoureux chimiste livra illico 10.000 pilules-pour-ne-pas-baisser-les-bras. Cette prouesse permit donc à Sandrine de se présenter un jour à l’Incubateur avec, dans ses bagages, une solution à tous les maux de la terre, ce qui, reconnaissons-le, est le top du top pour terminer une belle histoire.

 

Au risque de briser le rêve en mille morceaux, on ne peut toutefois pas s’empêcher de penser que si elles existaient, ces pilules d’Utopia D-On se seraient vite détournées de leurs nobles propos. Honteusement récupérées par de sinistres spéculateurs, elles permettraient, hélas, d’accélérer la cadence, la production et le pas des armées sans aucun bienfait pour l’humanité, mais on se refuse d’y penser parce qu’on avait promis que l’histoire de Sandrine se terminerait bien. Bref. Au final, ce qu’il faut retenir de cette histoire et des nombreuses histoires qu’on se raconte le soir pour éviter de penser au pire, c’est qu’il suffit d’y croire. Moi, en tout cas, j’y crois. C’est un bon début.

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