Obscurs
Lorsque j'assiste à un concert, j'aime laisser mon regard flotter vers le fond de l'orchestre. Dès que s'élèvent les premiers accords, je repère quelque musicien assis loin des feux de la rampe, clarinettiste obscur, violoncelliste de seconde catégorie, percussionniste, peut-être, qui n'aura que quelques notes à jeter dans l'océan de la symphonie. Alors, tandis que la diva roule des trilles, tandis que le chef s'agite, tandis que le premier violon se tortille, j'observe celui que j'ai choisi. Ses chaussettes. Ses lunettes. Son crâne chauve. Sa veste de gala aux manches lustrées par l'usure. Ses chaussures soigneusement cirées. Pendant les pauses, il vide consciencieusement la salive de son instrument, rajuste sa partition, lance un clin d'œil à sa voisine.
Parfois, si le chef est inspiré, si la salle est réceptive, la magie opère et on le devine transporté, faisant corps avec sa troupe, le cœur gonflé de bonheur. Mais parfois, le miracle n'advient pas, le temps se traîne, l'audience bâille, et on le voit attendre patiemment entre ses interventions, les mains sagement posées sur les genoux. Rien, on le sent, ne le détournera de sa voie. Il continuera d'aller en métro à ses répétitions, d'ouvrir tous les jours son étui cabossé pour travailler son instrument. Et lorsqu'éclatent les bravos, c'est lui, les larmes aux yeux, que j'applaudis.
Ainsi vont-ils leur chemin par milliers, ces obscurs tâcherons de l'art. Patients, obstinés, seuls devant leur page, leur toile, leur pierre ; et chaque goutte de leur sueur augmente la conscience du monde.