Papa
Mon père n'a pas connu ses petits-enfants. Il n'est pas sûr que je connaîtrai les miens.
Lui et moi nous nous sommes reproduits un peu tard, à un demi-siècle de distance.
Mon père avait de bonnes raisons pour cela. Il avait fait la guerre. Il a connu les camps, il n'a réussi à rentrer dans son pays qu'au début de 1946.
Le monde avait changé entre-temps. Le métier qu'il avait appris (maître-imprimeur) n'existait plus. Il a dû se reconstruire une autre vie avant de se marier. Ensuite les enfants ne sont pas venus tout de suite, mais au compte-gouttes, et deux fois de suite, c'étaient des filles. Quand enfin le garçon est arrivé, moi, mon père avait passé quarante ans.
Cinquante ans plus tard, s'il avait espéré de ma part la relève de son nom, son espoir était déçu depuis longtemps.
Il s'étonnait parfois que je ne lui présente pas ma femme. Je tenais ferme. Il vivait entouré de cadres barrés d'un crêpe noir.
La raison pour laquelle j'ai voulu mettre ma femme à l'abri est le caractère morbide de ma famille: on y mourait vraiment un peu trop, un peu trop vite, et de mort violente. Il me semblait que ces coups de faux successifs qui avaient vu trois de mes oncles morts dans des circonstances tragiques, étaient trop nombreux pour s'appeler coïncidences.
Marc, tout jeune, pris en otage et fusillé par les Allemands, en 1943. Joseph, vingt-cinq ans plus tard, directeur de banque, abattu d'une balle dans la tête lors d'un hold-up (mai 1968). Dix ans se passent et René, rentrant chez lui en longeant le canal, a la tête broyée par le passage d'une camionnette dont le chauffeur prend la fuite et ne sera jamais retrouvé.
Et côté maternel : mon grand-père fauché par une moto, et ma grand-mère pendue au crochet d'un lustre aux mille bougies. Comme d'autre aimantent la chance, les miens aimantaient la mort.
Il me semble que cette hécatombe au ralenti m'avait donné le devoir, peut-être imaginaire, de prendre mes distances, de protéger mes compagnes, d'éviter tout contact inutile entre les êtres de vie que j'aimais et les êtres de mort dont j'étais issu.
Je me souviens par la stupéfaction de ma mère quand je lui ai annoncé, quelques mois après l'enterrement de papa, la naissance de mon fils : « Tu n'en fais jamais d'autres ! ».Je la comprends. Je n'avais pas réussi à faire un enfant durant un demi-siècle. C'était absurde d'en sortir un d'un chapeau au moment où mon père aurait eu 91 ans.
Bien sûr, c'était absurde mais que dire ? Il m'avait fallu traverser tant de fils barbelés pour rencontrer la femme auprès de qui j'allais enfin m'arrêter, en Ithaque.
Deux ans plus tard, ma mère est morte à son tour, et quand à peu de temps de là, j'ai appris que j'allais avoir une fille, je n'avais plus personne à qui l'annoncer.
Ainsi, juste après la mort de mon père, il m'est venu un fils. Et juste après la mort de ma mère, une fille. Comment styliser cette trop sage réalité ? On frémit à l'idée des platitudes que pourrait en tirer un policier freudien.