Télé-réalité et télé de la réalité
La télévision italienne n'a pas très bonne réputation. C'est le moins qu'on puisse dire.
On a à faire à une télé-poubelle envahie de jeux TV racoleurs, de talk-shows hystériques, de variétés insipides, de soaps éculés ou de reality-shows abrutissants. La place réservée à la publicité y est large. Si large qu'on en vient à se demander lequel des deux saucissonne l'autre. L'offre apparaît globalement la même qu'on soit dans le public ou dans le privé : la RAI a emboîté le pas de son principal rival, Mediaset, au prix de l'éducation, de la culture, de la création. De l'information aussi. Car depuis l'intronisation de Berlusconi, cette télévision aux intérêts commerciaux fait aussi le jeu de l'autorité politique en place. Conflits d'intérêts, journalisme biaisé, favoritisme, présentateurs courtisans, tous les moyens sont bons pour taire la critique et entretenir l'idée que les Italiens vivent, sinon dans le meilleur, en tous cas dans le moins mauvais des mondes possibles. Le pays n'est pas si mal dirigé et rien ne doit être changé.
Et pourtant, en réponse à cette situation d'abêtissement programmé et de manipulation institutionnalisée (par rapport à laquelle le comportement des diffuseurs belges et français pourraient presque paraître un modèle de qualité et de vertu), une poche de résistance a récemment surgi, à l'image d'un certain village gaulois dans les bédés d'Astérix. De quoi s'agit-il ? Du programme « Vieni via con me » (« Pars avec moi ») qui passe depuis le 8 novembre tous les lundis (chaque lundi) sur RAI 3 et qui pulvérise tous les records d'audience de la chaîne : soit autour de 10 millions de spectateurs.
Qui en est responsable? Le présentateur Fabio Fazio (27 ans de métier) et un certain Roberto Saviano. Oui, lui, l'auteur de Gomorra, lui qui à 26 ans (il en a 30 maintenant) a vu sa tête mise à prix pour avoir dénoncé la portée de l'emprise de la Camorra (la mafia napolitaine) dans la vie politique et économique de l'Italie.
Leur but, parler et faire parler de l'Italie, « des choses insupportables et des choses merveilleuses » , « des situations tragiques et des situations comiques, souvent réunies entre elles ». En d'autres termes, il faut, en bien ou en mal, parler de ce qui est, de la réalité du pays, de ce que les gens vivent « vraiment ».
Le programme dure deux heures trente. La parole est donnée à des invités, personnalités fameuses ou parfaits inconnus, qui s'expriment sur une situation marquante qu'ils connaissent. Ils lisent une liste (elenco) qu'ils ont dressée et qui peut être « de tout type : du sérieux au léger, du solennel au quotidien » : « liste des injures que j'ai reçu comme homosexuel », « liste des raisons d'aimer le Sud même si j'y suis menacé », « liste des choses par lesquelles le corps d'une femme doit passer», etc. Le ton est juste, le témoignage souvent bouleversant. Par leur seule évocation, les choses simples accèdent à une dimension universelle, alors que honneur est fait à certains hommes et femmes au destin exemplaire et parfois tragique dont les voix officielles ont tendance à oublier le souvenir.
Le passage des interlocuteurs est rythmé par des retours sur l'histoire italienne (attentat de Brescia, assassinat du juge Falcone,..), par des sketchs engagés de comiques (Benigni, Guzzanti,..), des morceaux de musique et des numéros de danse.
Au final, Fazio et Saviano se retrouvent pour un duo amical et touchant : « VadoVia/resto qui » (« Je pars/Je reste »). Sous les notes de la chanson de Paolo Conte, Vieni via con me qui a donné son nom à l'émission, chacun y raconte « les raisons et les motifs qu'il aurait pour partir », « de ce qu'il ne supporte pas et de ce qu'il voudrait changer ». Là aussi, tout est vrai : combien sont les Italiens à être mal de leur pays et à envisager sérieusement d'émigrer !
On s'en doute, malgré son taux d'audience historique, le programme ne fait pas le bonheur de tous. Certains journaux donnent leur appui inconditionné à l'émission (comme La Repubblica). D'autres, plus proches de Berlusconi, comme Il Giornale, cherchent à le discréditer, témoignant par là de la puissance terrible et insidieuse de la diffamation, de cette « machine à salir » (« la macchina del fango ») comme Saviano la surnomme.
Dans ce jeu, la RAI est loin d'être nette. D'un côté elle tire les marrons du feu (par l'audience générée), de l'autre, ses dirigeants ont cherché depuis le début à faire échouer le projet. Sous le prétexte qu'il coûterait trop cher ou qu'il ne toucherait personne. Le résultat ne leur a pas donné raison. Mais ne peut-on craindre qu'ils gagnent la seconde manche ? Le contrat porte en effet sur quatre émissions (quatre lundis en novembre). Il leur serait aisé de ne pas le reconduire. Y réussiront-ils ?
Quel que soit le sort qui leur est réservé, Saviano et Fazio ont déjà montré à ce jour, par leur courage, leur acharnement et leur professionnalisme, qu'en temps de grande crise de la démocratie, la seule réponse n'était pas nécessairement le distraction ou la désillusion et que même à la télévision italienne, des voix intelligentes, sensibles et vraies pouvaient se faire entendre et toucher le cœur et la conscience d'un très grand nombre de spectateurs.
Pour ceux qui ne l'ont pas encore vu ou ne peuvent capter RAI 3, le programme est disponible dans son intégralité sur le site Vieni via con me.