Les mots touchent l'infini

Publié le  24.11.2014

Les mots sont des balais magiques sur lesquels m'envoler. Au service d'histoires inouïes, roulés dans des récits qui rejouent le monde, ils ondulent animaux sauvages, me sautent à la gorge. Donnant le Nord en plein Sud, ils sont la boussole qui se déboussole, je les aime à la folie, les nourris en cachette, soigne les blessés, caresse les solitaires. Trésor inépuisable, ils touchent au ciel et à l'infini, arrivent en meutes, logés dans l'innombrable. Aussitôt venue au monde, je mange mots, je dors mots, je gambade des poignées de mots pleins les poches. Je caresse les dictionnaires qui, alignant en colonnes dociles soixante à cent mille termes, enferment des marées de vocables qui ne demandent qu'à exploser. Je rêve de faire sortir le français des dictionnaires, de ses gonds, de briser les digues, dys-géométrie onirique, entraînant la langue dans un tourbillon haute couture, un bal masqué apothéose de feux follets.
 
Comment aurais-je pu endurer les fêlures, les attentes, les pertes, les crises, les peurs, les orages intérieurs s'il n'y avait eu ces peuples de mots, ces livres-fées qui m'orchidaient Voie lactée ? Face à l'opacité du monde, à ses adombrations  noir cobalt, je convoque, j'invoque l'écriture qui interroge l'impensable, questionne les zones de sidération, débroussaille les Fukushima métaphysiques. L'écriture n'est pas qu'un tapis volant, un alambic à rêver, un messie qui arrive toujours mais aussi un outil pour déchiffrer la jungle des affects et expérimenter des avancées conceptuelles, pour décrypter marais de ténèbres, dragons, impasses réflexives. Naître aux graphèmes, c'est d'emblée naître à la pensée, faire de la pensée un aiguillon, une tête chercheuse dans le magma de l'existence.

 

Quand tout se lézarde, séisme du plan des choses, l'écriture apprivoise la blessure, la faille, plongeant dans le chaos, l'intensifiant avant de le rendre habitable, intelligible. Si j'affectionne tant de jouer avec les mots, de forer dans leur corps, c'est non pour en exhiber le secret mais pour l'enfouir dès que découvert, Graal et contre-Graal enlacés. Quand les mots déferlent, grands vents sifflant sur la page, la fascination le dispute à la crainte. Je titube effroi de m'approcher des foyers brûlants que je porte en moi, de m'aventurer dans l'insoutenable. Dotée d'un pouvoir maïeutique, chamanique, l'écriture mène où je ne veux pas aller, dévoile ce que j'avais oublié, refoulé, mis sous le boisseau, motus et mémoire cousue. 

 

J'ai toujours possédé des mots-talismans qui protègent, des mots grigris à frapper dans l'air avant que ne tombe la nuit, garantie d'une traversée nocturne sans aspérités d'apocalypse. Postés comme des sentinelles en crinoline, danseurs apotropaïques, les mots m'entourent, petits dieux requis pour décoller le jour de la nuit, neutraliser la fin, décourager la mort. À être proférés, lancés à haute voix, une poignée de termes dont la composition évolue au fil du temps contrent les menaces, les risques de désagrégation du tout du monde, espace du dedans, steppes du dehors. J'entoure de superstitions les vocables porteurs d'un schibboleth invisible, voue un amour paroxystique à certains spécimens linguistiques, enivrée par leur son, leur rythme, aimantée vers les termes riches en voyelles. Ma dilection pour le I, sa sveltesse, sa sonorité aiguë, son style Giacometti, pour le A frôle le mysticisme. Les diphtongues nasales ont droit à mon inimitié.
Des synesthésies spontanées se mettent en place, un tissage de correspondances entre les lettres et leurs effets tactiles, vibratiles, visuels. D'emblée, dans une alchimie immédiate, lire, entendre un mot, c'est avoir la chose de pied en cap. La vie hurle, effondrement de sa quatrième dimension sur la nuque des trois autres. Lancer de dés dans les gencives du destin, je rejoue dans les mots ce que le réel me refuse.
Plutôt que capitaine maîtrisant la houle du langage, je suis la sirène envoûtée par les mots que j'aspire à ensorceler en retour. Travailler la langue, c'est être travaillée, happée par elle, vortex de sensations en relief, kaléidoscope de phrases-mustangs. Dans un aller-retour entre réception passive et reprise active, je cisèle ce qui m'a submergée, sculpte les décharges d'inconscient, architecture les afflux de pensée, ne refuse aucun candidat phrastique.  

 

Mon adolescence se passe sous le signe des expérimentations, cocktail d'extrême, d'incandescence et de fascination pour l'interdit. Mon adolescence grouille de noms qui m'habitent, j'ai pour famille élective une constellation de passeurs entre moi et l'existence, Dostoïevski, Faulkner, Kafka, Artaud, Michaux, Sartre, Genet, Patti Smith, Jim Morrison, Janis Joplin. Non pas écrire comme on respire mais écrire pour respirer, l'encre comme oxygène. Je m'abandonne à la magie d'écritures qui créent des mondes où vivre, ma famille élective s'étoffe au fil du temps, accueillant René Char, Mishima, Broch, Musil, Trakl, Proust, Gracq, Hélène Cixous, Pascal Quignard, Ingeborg Bachmann, Shakespeare, Celan, Pessoa, Clarice Lispector, Marianne Faithfull, Mylène Farmer, Marilyn Manson. 

 

Semer des mots comme des gemmes, des caresses, des bombes, des fleurs, bon qu'à ça disait Beckett… Écrire pour ne pas être écrite par l'ordre socio-économique, pour faire dérailler la logique marchande, répressive, les inerties familiales, politiques, esthétiques, intérieures, pour bousculer l'ordre, anarchiser sans aucune bannière autre que les étoiles, écrire pour arracher de la pensée, de la vie leurs lourdeurs, leurs abdications, leurs compromissions avec l'inacceptable, pour dire non à ce qui endeuille, à ce qui atrophie la joie, rogne les ailes, pour dire oui à tout ce qui intensifie, babylone l'existence, écrire, l'oreille collée à ce qui irradie puissances solaires, la main saisissant au vol les verbes-oiseaux de Sophocle, Racine, Spinoza, Deleuze, Guyotat, Pizarnik, Tsvétaïeva afin de les relancer à tous les Roms de la galaxie, aux animaux, aux chamans et guérilleros de demain, au comité invisible.

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