TLRDNPPECS (mourir ou désirer Mars) : texte de Marthe Degaille

Publié le  11.08.2022

La science-fiction cherche à explorer les conséquences sociales des progrès scientifiques et techniques en imaginant des futurs possibles, craints ou souhaités. C’est le lieu idéal pour placer l’être humain face à lui-même et le mettre en garde contre des dérives potentielles. Loin d’être un simple exercice d'imagination débridée, les interrogations qu’elle soulève contribuent aux débats et réflexions sur l’évolution du monde. La SF participe d'un exercice de prise de recul nécessaire.

Pour son feuilleton estival, Bela a commandé un texte inédit à des auteurices belges qui font de la science-fiction leur terrain de jeu. Dans leur travail de création, iels développent un point de vue critique sur leur époque en s’intéressant à des thématiques fondamentales d’aujourd’hui comme l’écologie, les catastrophes planétaires, le capitalisme, le féminisme, le colonialisme, etc. L’autrice, actrice et metteuse en scène Marthe Degaille inaugure cette série avec une carte blanche intitulée TLRDNPPECSSignifie "Toutes les raisons de ne pas poursuivre en ce sens" (mourir ou désirer Mars). Comme le reste de l’année elle carbure à l’espoir politique, avec l’arrivée des beaux jours elle a décidé de proposer une solastalgie collective qui nous invite à nous vautrer ensemble dans – liste non exhaustive – la peur, la peur de la peur (l’angoisse) et la tristesse (l’absence partielle ou totale de joie).

Bela + Été : des fictions plurielles pour des récits fantastiques.

Est-ce que le soir à l’heure bleue les oiseaux disent (chantent)

Est-ce que le matin à l’heure bleue les oiseaux hurlent

Ou bien est-ce que les oiseaux chuchotent

Pourrait-on rêver que les oiseaux nous engueulent (c’est toujours tentant de se mettre tout au centre, on aime à penser que c’est obligatoirement courageux, mais peut-être que dans certains cas c’est surtout confortable non ?)

Et les oiseaux d’ouvrir leur bec pour nous signifier que : comme un grain de poussière qui vient se coller dans lœil et ne veut plus partir / le désir que tout sarrête / douleur au plexus / douleur du chagrin / chagrin / pas dendroit où retourner / pas de bras dans lesquels se rouler / pas de bras où retourner / poids au plexus / corps trop petit / corps trop faible / difficulté à trouver du plaisir / difficulté surtout à trouver le sens du plaisir / difficulté oui à vivre dans un monde qui croît jusqu’à la destruction

 

Le soleil se lève

Ou peut-être qu’il se couche, ça dépend

C’est ça l’heure bleue, un début et une fin, et ça recommence

 

Dans la Seine il y a une orque

Pour moi c’est une présence très poétique

Je l’imagine jaillir du clapotis discret de l’eau verte

Une orque dans la Seine

Mais l’orque dans la Seine ne ressemble déjà plus à une orque, on la reconnaît à peine disent les spécialistes

Moi je préfère la poésie

Et dans mon poème l’orque est très belle

Elle a l’aileron fier et altier

Et du haut de son dos la Seine fuse en geyser

Dommage que mon déni ait si peu d’emprise sur le corps de l’orque

À l’annonce de la découverte du corps sans vie de l’orque, je pleure comme si j’avais perdu une amie

Ensuite il y a le béluga

Je commence à me méfier, j’ai peur de m’attacher

Aimer c’est prendre le risque de perdre dit une autre spécialiste

Je n’aime pas perdre

Le béluga refuse notre nourriture

Ça tracasse les spécialistes

 

Est-ce que ce sont des kamikazes que les cétacés envoient dans la Seine

Ou bien des offrandes

Longtemps tout le monde croit à une coïncidence

 

Les gens font encore des enfants

J’en connais

Ce n’est pas un jugement, pas vraiment, c’est un constat

Les gens font encore des enfants

Pour vivre dans ce monde

Voilà

Les gens font encore des enfants pour vivre dans ce monde

Alors que tout le jour il y a

Des articles

Et les articles disent

Ça va être chaud

Les articles disent

Tellement chaud que tout va fondre

Les articles n’excluent pas

Que l’on se noie

Que l’on suffoque

Les articles n’excluent pas que l’on ne puisse bientôt plus respirer

Pendant ce temps, les super-riches visent Mars

Parce que de toute façon, là-bas, on ne peut déjà plus respirer depuis longtemps

Alors autant y aller

Autant y aller

Autant tout faire pour y aller directement

Autant mourir pour aller dans cet endroit où on ne peut plus respirer

Construire des engins immenses

Y mettre des personnes

Et les envoyer respirer là où on ne peut déjà plus respirer depuis longtemps

Si elles respirent ces personnes, alors les super-riches voudraient aussi aller respirer là-bas

Mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi ces personnes ne construisent pas toutes leurs installations pour respirer en territoire hostile iciEn fait j’ai lu quelque part que si, les super-riches ont déjà prévu ça aussi, des installations pour respirer de manière autonome en territoire terrien hostile, j’ai lu que c’était par peur du moment où la population va se rendre compte que tout est ruiné, détruit, réduit en cendres et va vouloir éclater la gueule des super-riches, les super-riches ont prévu ça aussi, mais ce n’est pas le sujet (enfin pas pour l’instant).

Parce qu’ici ça va bientôt devenir un territoire hostile

Un endroit où on ne peut plus respirer

Il y a déjà des gens qui ne peuvent plus respirer

Ici ça va bientôt devenir comme Mars

Sans doute que les super-riches partent à cause de l’eau et des tempêtes

Les super-riches partent parce que c’est encore trop vivant ici

Il faut partir le plus vite possible parce que c’est trop aléatoire

L’aléatoire c’est le vivant

Les super-riches se sentent bien sur Mars

En plus sur Mars on n’a encore rien creusé

On n’a pas fait de trou sur Mars

Pas encore

Les super-riches adorent creuser des trous

Les super-riches adorent fouiller

Creuser des trous et fouiller des choses pour fabriquer plein de trucs

C’est super chouette disent les super-riches

Youpi

Les super-riches ne pensent pas au sens parce que c’est plus rigolo de penser à la grande fête multi-planétaire qui se prépare

Youpi

Pas de corps lourd

Pas de corps triste chez les super-riches

Ou si peu

Quand rien ne va, tout se fabrique à volonté disent les super-riches

 

J’ai écrit : ici ça va bientôt devenir comme Mars

Mais peut-être que c’est déjà comme Mars

Peut-être qu’on est déjà en territoire hostile

Peut-être qu’on vit tous les jours avec l’hostilité dans le corps

Sauf qu’ici il nous reste l’aléatoire

L’aléatoire de l’eau et des tempêtes

Ou alors est-ce que les super-riches ont tellement le corps lourd

Tellement le corps triste

Qu’il est impératif de créer de l’aléatoire

Ayant remarqué que

Plus on construit

Plus on pille

Plus on viole

Plus on brise

Plus on divise

Plus on quantifie

Plus on brutalise (etc.)

Plus on observe de réactions aléatoires : tempêtes, tsunamis, vagues géantes, tornades, et toutes les explosions quand l’eau et le vent pénètrent les infrastructures

Si le vivant écrasé se tait un moment, se domestique, fait silence pour un temps

Les super-riches sans doute aiment à vivre dans le frisson de sa possible rébellion

Donc les super-riches pensent désirer Mars mais y mourront sûrement de très profonde dépressionOn peut mourir de chagrin (même quand on est con).

Vu que là-bas il n’y a rien de particulier à soumettre, à part des cailloux, de la terre, des roches, des machines et des humains, ce qui n’est pas très nouveau

 

Il existe un futur dans lequel tu n’as pas brisé mes os, pas noyé mes fondations, pas rongé mes nerfs, un futur dans lequel je me tiens droite sans jamais te répondre (regarde un peu comme je me tiens droite, regarde j’en suis capable, ça je ne le dis plus), un futur dans lequel tu n’as pas voix au chapitre, où te concernant il n’a d’ailleurs jamais été question de chapitre, ni même d’un seul mot, un futur où, un futur où, un futur où

(voix robotique chevrotante se perdant dans les graves)

fenêtre brisée sans la pénombre
© Marion Guillard
@marionguillardvideos
www.marionguillard.com

et maintenant il faut écrire la suite, écrire en positif, c’est ce qui serait le plus puissant, donner des pistes émancipatrices qui donnent envie, à moi, et à d’autres, parce que c’est ce qu’on attend, je suis une femme ou quelque chose d’autre, jeune, blanche et gouine, alors oui c’est ce que moi aussi j’attends de moi-même, c’est le moment tant attendu de proposer autre chose, de bousculer les imaginaires, mais je ne suis pas un robot mixeur à imaginaire futuriste joyeux, d’ailleurs je n’en peux plus d’écrire « joyeusement » dans les dossiers de demande de subvention, « une transgression joyeuse de blablabla », pour ne pas écrire : je veux votre mort, la mort de vos catégories, de la mienne et de la vôtre, des relations qui les unissent, la mort de ma case ; tout ça pour ne pas dire : je rêve à votre décès symbolique. L’autre jour au travail, un collaborateur m’a expliqué très simplement que « les hommes ne sont pas très à l’aise avec les lesbiennes, parce que c’est vrai que c’est pas évident pour eux de se placer », ou un truc comme ça, j’admets ne pas avoir retenu la subtilité de l’argument, sans doute parce qu’il n’y en n’a aucune de subtilité, tout au plus celle d’un coup de coude maladroit dans l’estomac. Pas évident de se placer quand on ne sait pas exactement comment te dominer, c’est ça que ça signifie. De nouveau la tentation de parler de l’eau et des tempêtes, d’ouvrir une fenêtre, de vous amener un peu d’air frais, ou bien une métaphore confortable qui parlerait de nous mais pas trop, quelque chose d’un peu lointain avec ce qu’il faut de mystérieux et d’insondable, quelque chose en tout cas, n’importe quoi en fait pour danser un peu plus « joyeusement » sur notre monde en putréfaction, putréfaction des corps faibles, malades, femmes, trans, gros, racisés, pauvres, handicapés, migrants, non-humains, des paysages, exploités, violés, battus, humiliés, tués par ennui, par déni ou par défi, cette tentation de vous dire que oui, malgré tout cela, « tout est à inventer »

 

Elle déroula sa serviette éponge bleu ciel sur la plage brûlante de soleil. Tandis qu’elle contemplait la mer, elle conclut l’affaire simplement : mieux valait qu’elle garde à jamais ces pensées pour elle. L’humanité n’y survivrait sans doute pas et les oiseaux non plus, pensa-t-elle. Le soir même les super-riches creusèrent leur premier trou sur Mars. Tout le monde était super content.

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