La science-fiction cherche à explorer les conséquences sociales des progrès scientifiques et techniques en imaginant des futurs possibles, craints ou souhaités. C’est le lieu idéal pour placer l’être humain face à lui-même et le mettre en garde contre des dérives potentielles. Loin d’être un simple exercice d'imagination débridée, les interrogations qu’elle soulève contribuent aux débats et réflexions sur l’évolution du monde. La SF participe d'un exercice de prise de recul nécessaire.
Pour son feuilleton estival, Bela a commandé un texte inédit à des auteurices belges qui font de la science-fiction leur terrain de jeu. Dans leur travail de création, iels développent un point de vue critique sur leur époque en s’intéressant à des thématiques fondamentales d’aujourd’hui comme l’écologie, les catastrophes planétaires, le capitalisme, le féminisme, le colonialisme, etc. L’autrice, actrice et metteuse en scène Marthe Degaille inaugure cette série avec une carte blanche intitulée TLRDNPPECSSignifie "Toutes les raisons de ne pas poursuivre en ce sens" (mourir ou désirer Mars). Comme le reste de l’année elle carbure à l’espoir politique, avec l’arrivée des beaux jours elle a décidé de proposer une solastalgie collective qui nous invite à nous vautrer ensemble dans – liste non exhaustive – la peur, la peur de la peur (l’angoisse) et la tristesse (l’absence partielle ou totale de joie).
Bela + Été : des fictions plurielles pour des récits fantastiques.
Est-ce que le soir à l’heure bleue les oiseaux disent (chantent)
Est-ce que le matin à l’heure bleue les oiseaux hurlent
Ou bien est-ce que les oiseaux chuchotent
Pourrait-on rêver que les oiseaux nous engueulent (c’est toujours tentant de se mettre tout au centre, on aime à penser que c’est obligatoirement courageux, mais peut-être que dans certains cas c’est surtout confortable non ?)
Et les oiseaux d’ouvrir leur bec pour nous signifier que : comme un grain de poussière qui vient se coller dans l’œil et ne veut plus partir / le désir que tout s’arrête / douleur au plexus / douleur du chagrin / chagrin / pas d’endroit où retourner / pas de bras dans lesquels se rouler / pas de bras où retourner / poids au plexus / corps trop petit / corps trop faible / difficulté à trouver du plaisir / difficulté surtout à trouver le sens du plaisir / difficulté oui à vivre dans un monde qui croît jusqu’à la destruction
Le soleil se lève
Ou peut-être qu’il se couche, ça dépend
C’est ça l’heure bleue, un début et une fin, et ça recommence
Dans la Seine il y a une orque
Pour moi c’est une présence très poétique
Je l’imagine jaillir du clapotis discret de l’eau verte
Une orque dans la Seine
Mais l’orque dans la Seine ne ressemble déjà plus à une orque, on la reconnaît à peine disent les spécialistes
Moi je préfère la poésie
Et dans mon poème l’orque est très belle
Elle a l’aileron fier et altier
Et du haut de son dos la Seine fuse en geyser
Dommage que mon déni ait si peu d’emprise sur le corps de l’orque
À l’annonce de la découverte du corps sans vie de l’orque, je pleure comme si j’avais perdu une amie
Ensuite il y a le béluga
Je commence à me méfier, j’ai peur de m’attacher
Aimer c’est prendre le risque de perdre dit une autre spécialiste
Je n’aime pas perdre
Le béluga refuse notre nourriture
Ça tracasse les spécialistes
Est-ce que ce sont des kamikazes que les cétacés envoient dans la Seine
Ou bien des offrandes
Longtemps tout le monde croit à une coïncidence
Les gens font encore des enfants
J’en connais
Ce n’est pas un jugement, pas vraiment, c’est un constat
Les gens font encore des enfants
Pour vivre dans ce monde
Voilà
Les gens font encore des enfants pour vivre dans ce monde
Alors que tout le jour il y a
Des articles
Et les articles disent
Ça va être chaud
Les articles disent
Tellement chaud que tout va fondre
Les articles n’excluent pas
Que l’on se noie
Que l’on suffoque
Les articles n’excluent pas que l’on ne puisse bientôt plus respirer
Pendant ce temps, les super-riches visent Mars
Parce que de toute façon, là-bas, on ne peut déjà plus respirer depuis longtemps
Alors autant y aller
Autant y aller
Autant tout faire pour y aller directement
Autant mourir pour aller dans cet endroit où on ne peut plus respirer
Construire des engins immenses
Y mettre des personnes
Et les envoyer respirer là où on ne peut déjà plus respirer depuis longtemps
Si elles respirent ces personnes, alors les super-riches voudraient aussi aller respirer là-bas
Mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi ces personnes ne construisent pas toutes leurs installations pour respirer en territoire hostile iciEn fait j’ai lu quelque part que si, les super-riches ont déjà prévu ça aussi, des installations pour respirer de manière autonome en territoire terrien hostile, j’ai lu que c’était par peur du moment où la population va se rendre compte que tout est ruiné, détruit, réduit en cendres et va vouloir éclater la gueule des super-riches, les super-riches ont prévu ça aussi, mais ce n’est pas le sujet (enfin pas pour l’instant).
Parce qu’ici ça va bientôt devenir un territoire hostile
Un endroit où on ne peut plus respirer
Il y a déjà des gens qui ne peuvent plus respirer
Ici ça va bientôt devenir comme Mars
Sans doute que les super-riches partent à cause de l’eau et des tempêtes
Les super-riches partent parce que c’est encore trop vivant ici
Il faut partir le plus vite possible parce que c’est trop aléatoire
L’aléatoire c’est le vivant
Les super-riches se sentent bien sur Mars
En plus sur Mars on n’a encore rien creusé
On n’a pas fait de trou sur Mars
Pas encore
Les super-riches adorent creuser des trous
Les super-riches adorent fouiller
Creuser des trous et fouiller des choses pour fabriquer plein de trucs
C’est super chouette disent les super-riches
Youpi
Les super-riches ne pensent pas au sens parce que c’est plus rigolo de penser à la grande fête multi-planétaire qui se prépare
Youpi
Pas de corps lourd
Pas de corps triste chez les super-riches
Ou si peu
Quand rien ne va, tout se fabrique à volonté disent les super-riches
J’ai écrit : ici ça va bientôt devenir comme Mars
Mais peut-être que c’est déjà comme Mars
Peut-être qu’on est déjà en territoire hostile
Peut-être qu’on vit tous les jours avec l’hostilité dans le corps
Sauf qu’ici il nous reste l’aléatoire
L’aléatoire de l’eau et des tempêtes
Ou alors est-ce que les super-riches ont tellement le corps lourd
Tellement le corps triste
Qu’il est impératif de créer de l’aléatoire
Ayant remarqué que
Plus on construit
Plus on pille
Plus on viole
Plus on brise
Plus on divise
Plus on quantifie
Plus on brutalise (etc.)
Plus on observe de réactions aléatoires : tempêtes, tsunamis, vagues géantes, tornades, et toutes les explosions quand l’eau et le vent pénètrent les infrastructures
Si le vivant écrasé se tait un moment, se domestique, fait silence pour un temps
Les super-riches sans doute aiment à vivre dans le frisson de sa possible rébellion
Donc les super-riches pensent désirer Mars mais y mourront sûrement de très profonde dépressionOn peut mourir de chagrin (même quand on est con).
Vu que là-bas il n’y a rien de particulier à soumettre, à part des cailloux, de la terre, des roches, des machines et des humains, ce qui n’est pas très nouveau
Il existe un futur dans lequel tu n’as pas brisé mes os, pas noyé mes fondations, pas rongé mes nerfs, un futur dans lequel je me tiens droite sans jamais te répondre (regarde un peu comme je me tiens droite, regarde j’en suis capable, ça je ne le dis plus), un futur dans lequel tu n’as pas voix au chapitre, où te concernant il n’a d’ailleurs jamais été question de chapitre, ni même d’un seul mot, un futur où, un futur où, un futur où
(voix robotique chevrotante se perdant dans les graves)
et maintenant il faut écrire la suite, écrire en positif, c’est ce qui serait le plus puissant, donner des pistes émancipatrices qui donnent envie, à moi, et à d’autres, parce que c’est ce qu’on attend, je suis une femme ou quelque chose d’autre, jeune, blanche et gouine, alors oui c’est ce que moi aussi j’attends de moi-même, c’est le moment tant attendu de proposer autre chose, de bousculer les imaginaires, mais je ne suis pas un robot mixeur à imaginaire futuriste joyeux, d’ailleurs je n’en peux plus d’écrire « joyeusement » dans les dossiers de demande de subvention, « une transgression joyeuse de blablabla », pour ne pas écrire : je veux votre mort, la mort de vos catégories, de la mienne et de la vôtre, des relations qui les unissent, la mort de ma case ; tout ça pour ne pas dire : je rêve à votre décès symbolique. L’autre jour au travail, un collaborateur m’a expliqué très simplement que « les hommes ne sont pas très à l’aise avec les lesbiennes, parce que c’est vrai que c’est pas évident pour eux de se placer », ou un truc comme ça, j’admets ne pas avoir retenu la subtilité de l’argument, sans doute parce qu’il n’y en n’a aucune de subtilité, tout au plus celle d’un coup de coude maladroit dans l’estomac. Pas évident de se placer quand on ne sait pas exactement comment te dominer, c’est ça que ça signifie. De nouveau la tentation de parler de l’eau et des tempêtes, d’ouvrir une fenêtre, de vous amener un peu d’air frais, ou bien une métaphore confortable qui parlerait de nous mais pas trop, quelque chose d’un peu lointain avec ce qu’il faut de mystérieux et d’insondable, quelque chose en tout cas, n’importe quoi en fait pour danser un peu plus « joyeusement » sur notre monde en putréfaction, putréfaction des corps faibles, malades, femmes, trans, gros, racisés, pauvres, handicapés, migrants, non-humains, des paysages, exploités, violés, battus, humiliés, tués par ennui, par déni ou par défi, cette tentation de vous dire que oui, malgré tout cela, « tout est à inventer »
Elle déroula sa serviette éponge bleu ciel sur la plage brûlante de soleil. Tandis qu’elle contemplait la mer, elle conclut l’affaire simplement : mieux valait qu’elle garde à jamais ces pensées pour elle. L’humanité n’y survivrait sans doute pas et les oiseaux non plus, pensa-t-elle. Le soir même les super-riches creusèrent leur premier trou sur Mars. Tout le monde était super content.