Un vrai éditeur (Scriptor 2)

Publié le  21.09.2012

Il en va pour les fous d'écriture comme pour les fous de Dieu, leur folie hypnotise. Avec dans le cas de la littérature un bien moindre rayon d'action. Tel qui magnétise Téhéran ou Berlin avec sa délirante métaphysique, s'il se recyclait écrivain, ne frapperait plus les esprits qu'à portée de la main. A portée de la mienne passait, le mois dernier, Marjorie Couvreur, serrant un verre de tokay de Tchétchénie. Qu'on ne s'y trompe pas : Marjorie Couvreur ne courait pas dans la même catégorie que la mienne. Elle était ancienne tenante du titre, et moi un irrégulier, un amateur. Entre personnes qui n'ont rien à perdre ou à gagner ensemble, il arrive quelquefois le miracle d'une franchise absolue. A la faveur de cette transparence, elle m'a avoué qu'elle avait bluffé toute sa vie, mais qu'elle n'en pouvait plus. Les livres qu'elle avait signés, les spectacles qu'elle avait écrits, n'avaient laissé nulle part de trace, fût-ce pour décrier son nom. Jusqu'aux spots publicitaires qu'elle avait tournés en profitant de sa petite notoriété de scénariste et dont les marques avaient disparu du marché depuis des décennies.

Cette frénésie d'aveux, de la part d'une ex-star, m'a inspiré l'envie de ne rien cacher à mon tour. Du reste je portais mon secret au grand jour. J'étais pauvre à ne plus savoir comment faire. Pourquoi tu n'essaies pas de trouver un vrai éditeur ? m'a-t-elle dit : le tokay virtuel la portait à la philanthropie. Tel que je voyais la vie ce jour-là, sous des couleurs faméliques, le nom inconnu de Pierre Valk ne m'aurait touché que s'il avait été celui d'un banquier. D'apprendre que c'était celui d'un directeur de collection me refroidissait le cœur, comme Socrate sous la montée de la ciguë. Je sentais le moment terriblement proche où je me mettrais la tête sous un pli de ma toge, et advienne que pourra. Mais l'alcool d'un cépage mensonger est pourtant bien réel, et après cinq verres, nous étions mûrs, elle pour rentrer dormir dans son lit étroit, sous les affiches en lambeaux de ses spectacles contre la guerre en Irak ; et moi pour me déshonorer.

J'avais un éditeur sérieux, depuis des années, qui publiait mes livres, qui les faisait mettre en bonne place dans les librairies, qui me remontait le moral deux fois par an avec des coupures de presse inespérées. Mais Marjorie et moi savions que cela n'avait rien à voir avec la question centrale : est-ce que mes livres si lisibles et si pertinents me rapportaient l'argent nécessaire, ou sombraient-ils dans l'étang noir des succès d'estime ? La réponse était dans la question. Un vrai éditeur est quelqu'un qui transforme vos mots en flouze, m'a rappelé opportunément Marjorie : tout le reste, c'est du 'vanity fair'.

Pierre Valk m'a reçu : il était grand, maigre, chauve, chantonnant. Il avait sous la main des rapports sur moi (commandés à qui ?), des notices Internet (choisies comment ?) et ne m'a pas caché d'emblée que renseignement pris, il ne publierait jamais rien de moi. Je n'avais déjà que trop publié, et les livres même qu'il ne faut pas. De la poésie (un mot qui fait fuir le public). Des romans d'imagination (la certitude que tout est vrai est la seule excuse du style). Des fictions contemporaines (l'histoire et la protohistoire ont un attrait qui pallie le manque de notoriété de l'auteur). Des récits à forte teneur psychologique (l'erreur absolue, on attend des personnages qu'ils agissent d'une manière animale : il faut qu'on devine ce qu'il y a derrière leur mutisme actif). De façon générale, un écrivain doit être célèbre après trois livres, sinon il est trop tard. S'il en a publié dix et qu'on ne le reconnait pas dans la rue, c'est terminé. Chaque nouveau titre diminue le niveau déjà si faible de sa notoriété.

J'ai bien dormi cette nuit-là. Je savais à présent que j'avais eu raison d'écrire les livres qui me chantaient. Je savais que si j'avais écrit d'autres livres, ils m'auraient gâché la vie, et auraient étouffé l'espèce de joie sourde qui ne m'a jamais quitté. Car les livres que me décrivait Pierre Valk, je les avais reconnus : souvent, dans une maison de vacances, dans une librairie de gare, j'avais feuilleté désespérément, pour nourrir le long intervalle de nuit qui m'attendait, un éventail de livres aux couleurs claires, finissant par les rejeter tous, tué à petit feu par l'ennui profond qui s'en dégageait.

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