Benoît De Wael : "Il est urgent de voir le résultat d’une certaine remise en question"
Coordinateur du Festival SuperVliegSuperMouche, qui en 2020 a pris de nouvelles formes et est devenu Park Poetik, Benoît De Wael a activement participé en juin aux réflexions sur le redéploiement de la culture dans le cadre du groupe des 52 "Un futur pour la culture".
Trois mois après, à travers un entretien écrit, il met en perspective ce travail de concertation avec son quotidien professionnel et insiste sur l'importance d'expérimenter dès maintenant de nouvelles manières de toucher des publics diversifiés.
Qu’est-ce que vous avez retiré de cette expérience d’intelligence collective sur les solutions de redéploiement culturel ? Une ligne de force en particulier ?
J’ai trouvé cette expérience très enrichissante. D’abord, parce que le groupe des 52 était interdisciplinaire, il y avait des gens de grandes maisons, des gens sans maison, des artistes, des collectifs. Cette diversité permettait une vraie intelligence collective. Ensuite, même s’il fallait réfléchir à trouver des solutions à une situation de crise, on en a profité pour se poser des questions fondamentales : à quoi sert la culture ? pour qui est-ce qu’on la fait ? quelle est notre rôle de facilitateur ? Pour moi, la question qui était la plus pertinente, c’était celle de la médiation des publics. Quel public toucher et comment ? Sur ce sujet, ce que j’ai notamment trouvé intéressant est que l’on ne parlait pas uniquement de « public », de « spectateur » ou de « visiteur », mais aussi des artistes non atteints. Beaucoup de personnes ont reconnu qu’avant la crise du Covid on était tombé dans un modèle principalement marchand où on se concentrait sur la vente des places et où on attendait des artistes des productions finalisées et prêtes à être représentées. Maintenant, nous ne sommes plus dans la course du plus grand nombre. J’étais quelque part heureux de constater qu’à cause de cette crise on questionnait l’essence de nos missions.
Dans les débats, ce qui était intéressant d’observer, c’est que les gens s’expriment en fonction des contraintes liées au cadre de la structure dans laquelle ils travaillent. Certains se sentent limités par le fait de rester « dans leurs murs ». Le thinking out of the box semble être très compliqué. Ce n’est pas le cas de tout le monde, nous faisons partie de ces personnes qui n’ont pas de mur, on doit toujours penser avec l’espace public et s’adapter à ce qui nous entoure. Du coup, certaines personnes étaient plus à l’aise de remettre en question totalement leur fonctionnement et d’autres étaient plus contraints soit par leur structure, soit par leur modèle. Je voyais que, de temps en temps, on parlait deux langues. Mais au fil des semaines, je voyais quand même certaines ouvertures, c’est la richesse d’une vraie intelligence collective. La question de la médiation des publics, cela fait 30 ans que tout le monde se la pose, peut-être même plus, on essaie de faire des actions spéciales, particulières, il y a toujours une volonté dans la parole, on essaie de faire des efforts pour toucher un autre public, mais il y a peu d’action concrète. Aujourd’hui, il y a encore pas mal de freins et d’hésitations, mais pas partout. On a vu des exemples qui montrent que c’est possible de changer, j’ose espérer que ça va inspirer certaines personnes. J’ose aussi espérer que les institutions culturelles vont garder une part de leur budget pour mener des projets en parallèle, qu’elles vont continuer à faire ce qu’elles faisaient avant (c’est bien que cette offre soit à nouveau là), mais en même temps qu’elles gardent de la marge pour faire des expérimentations en donnant aux artistes une opportunité de se montrer sous une autre forme que celle « vendable ». Si les opérateurs culturels (que ce soit de l’opéra ou du théâtre ou du transdisciplinaire) prévoient dans leur budget une partie de leur enveloppe (chacun doit décider quel est le pourcentage) pour de l’expérimentation en espace public en collaboration avec de nouveaux partenaires, je suis sûr que cela va ouvrir des portes. Et quand les organisations y croient et qu’elles ne le font pas parce qu’on leur demande de le faire, il est certain qu’elles vont développer cette manière de faire innovante dans les années à venir. J’en suis vraiment persuadé. En ce mois d’octobre, je ne vois pas encore beaucoup de différences dans les programmes par rapport aux autres rentrées. Restons optimistes, il y a quelques tentatives qui ont été faites de sortir des murs cet été.
En cette rentrée, s’il fallait cibler une seule urgence pour accompagner valablement la culture dans le contexte de l’après-confinement, quelle serait-elle ?
L’urgence est de voir les résultats concrets d’une certaine remise en question, il ne suffit pas d’y réfléchir dans le cadre d’un groupe de 52 personnes, il faut agir, expérimenter une sortie de ses murs. Le côté pervers du système actuel qui ne permet d’atteindre qu’un tiers ou un quart du public habituel, c’est que l’on va encore plus toucher les mêmes publics. Ça va devenir très inégal, ça va toujours être les mêmes qui vont en profiter. Au niveau du droit à la culture, si on revient avec juste ce que l’on faisait avant, on va vers une culture d’élite. Il faut urgemment réfléchir à avoir une ouverture et une réelle volonté qui se manifeste par les actions, c’est là que l’on va pouvoir voir que l’on se focalise sur de nouvelles approches.
Chez SuperVliegSuperMouche (qui s’est transformé en Park Poetik en 2020), on a une position particulière, on fonctionne via de nombreux partenariats. On n’est pas une maison, on collabore avec le secteur social et artistique et avec les artistes. Grâce à cette méthodologie, chaque action a un impact sur chacun des partenaires. Le questionnement ne se fait pas uniquement au sein des membres de l’équipe d’une seule maison. Ici, on peut s’influencer mutuellement. C’est ce que je dis à tous les partenaires : j’espère que tout ce que l’on fait a également un impact sur votre fonctionnement propre. Est-ce que, là, on doit mettre en place une sorte de condition « si tu collabores, tu dois aussi être cohérent avec ton propre travail » ? Pour le futur, nous allons probablement nous poser la question de l’authenticité des actions de nos partenaires en se demandant si elles sont en ligne avec leur mission. On ne va pas parler de bons ou de mauvais élèves, mais à un moment donné il faudrait analyser quelles sont les organisations qui sont réactives ou non en temps de crise. Je ne veux pas dire que tout le monde doit se réinventer, mais en tous les cas participer à cette action et au moins en tirer des enseignements qui soient observables. Que ce soient des changements dans la diversité des artistes invités ou dans les manières d’approcher le public, il faudrait à un moment donné voir dans la programmation que quelques tentatives ont été faites. Exemples : des gens qui vont organiser des pièces de théâtre dans des maisons de repos, d’autres qui vont mettre en place des résidences d’artistes dans certains quartiers bruxellois pour toucher des publics différents, il y a plein de mesures que l’on peut prendre.
Avez-vous d’ores et déjà mis en application certaines idées développées dans le cadre du groupe des 52 ?
On a radicalement changé notre festival. Au lieu d’être un festival qui invite environ 20 000 personnes à venir au parc pendant un week-end, on a fait un festival pendant 2 mois, on est devenu une maison culturelle sans mur qui utilise l’espace public comme une scène. La formule habituelle du festival permet très peu de changement de dernière minute parce qu’il y a une lourdeur dans l’organisation logistique qui fait que tout est cadenassé. Maintenant que l’on s’est réinventé et que l’on est devenu une activité pendant 2 mois avec littéralement tous les jours une sortie artistique, on a beaucoup plus de flexibilité, on a testé différentes manières de proposer quelque chose au public ou de rentrer en dialogue avec lui. Je ne dis pas que ce changement de formule est définitif, mais on a pu ainsi questionner le cœur de la problématique de la médiation des publics. C’est pour cela que c’était intéressant de le tester pour voir les réactions en allant vers un autre public. Cela ne veut pas dire qu’il faut oublier son public actuel, le public fidèle, il le restera, ce n’est pas parce que pendant 2 mois on a fait autre chose qu’il n’est plus là, au contraire, il va peut-être même être impressionné que la maison s’ouvre, soit innovante, montre de nouvelles choses, affiche une certaine réactivité par rapport à la crise.
Concrètement, pour Park Poetik, il y avait d’abord les artistes (qui étaient à l’origine bookés pour le festival de 2 jours) que l’on a programmés de manière « surprise » sur les 2 mois. On n’annonçait rien, on était sur un site et on semait de la poésie auprès des passants. Pour les artistes qui arrivent avec un apport intéressant, le public initié ou non initié voit directement quand il y a une histoire, quand il y a quelque chose qui se dégage. Souvent on se préoccupe de la qualité de l’art et la qualité du contact, je ne partage pas ces idées, je ne veux pas dire que tout est possible dans n’importe quel contexte mais je pense qu’il faut prendre le public connaisseur ou non au sérieux. En surprenant les gens dans la rue comme ça, les réactions étaient vraiment honnêtes et spontanées, c’était hyper fascinant. Il ne s’agit pas de répondre aux attentes des gens, comme c’est parfois le cas dans les festivals. On voyait aussi les smartphones du public qui ne va pas au musée ou au théâtre relayer les spectacles via leurs réseaux sociaux ou auprès de leur famille. Il y avait un impact direct et incalculable. C’était vraiment une bonne surprise.
À côté de ça, il y avait le concept « Place Poétik », c’était plutôt comme des résidences d’artistes avec notamment Vincent Glowinski qui est arrivé avec une installation plastique qui interagissait avec les gens. On lui a donné carte blanche pour le choix de ses 2 parcs où il testait pendant 1 semaine son œuvre. On a également proposé des collectifs d’artistes qui sont arrivés sur une place et qui sont entrés en dialogue avec le public chacun avec leur méthodologie, leur discipline, soit la parole et le dessin, la photo ou les objets. À côté de ça, on a acheté une œuvre d’art de l’artiste hollandais Olaf Mooij : un cuistax, que l’on a utilisé comme une invitation à l’égard des autres artistes de s’adapter à cela tout en se sentant encore totalement libres dans leur expression. Il y a eu des interventions de DJ, de musiciens mais aussi de slameurs. C’est ici qu’on a le plus facilement pu tirer la carte de la diversité, que ce soit au niveau du style, de l’âge, de l’origine ou du genre… En même temps, on a utilisé cette même œuvre pour une radio itinérante. On a confié l’idée à Radio Moscou qui avait déjà 2 ans d’expérience au Carré Moscou à Saint-Gilles.
Un autre volet de Park Poetik : archiver tout ce qu’on a fait. Au lieu de mettre cela dans les mains de la com’ (comme on fait d’habitude), on l’a confié à un collectif de vidéastes qui en ont fait un projet de co-création participative avec une douzaine de vidéastes qui ont réalisé des petites capsules non pas à la manière d’un documentaire mais plutôt comme un regard subjectif sur le projet d’un autre artiste. Il y a eu également un grand poème sous la forme d’un cadavre exquis. Ce poème s’appelle Platform Poétik et est accessible via notre site. Il est plurilingue : français, néerlandais, anglais et arabe. Si tu le lis, tu cliques sur les mots et tu vois tous les films réalisés au fil des 2 mois. On a fait aussi un « Quartier Ludiek », une sorte de plaine de jeux pop-up avec des éléments de la scénographie de notre festival, où des animateurs socio-culturels faisaient le lien entre les activités artistiques et les participants. On ne venait pas avec des jeux tout faits mais tout reposait sur la création, l’inspiration, l’improvisation en utilisant des bouts de bambou, du bois, du tissu, des crayons… C’est important pour un premier pas vers l’art dans une vie de quartier.
On a parfois été radicaux dans nos changements, mais l’idée était d’expérimenter de nouvelles choses en allant chercher le public là où il se trouve. La curiosité aidant, les gens venaient voir et demander ce qu’il se passait. On expliquait alors le concept, sans dévoiler tout le programme si ce n’est les activités du jour. Cela permettait, notamment pour les activités où il fallait s’inscrire, de toucher un public que l’on ne touche pas via le site ou les réseaux. On voulait donner plus de chance à un public non initié, non atteint par le secteur. On n’a expressément pas tout défini pour les 8 semaines, mais plutôt composé semaine après semaine, via des contacts organiques, via des circuits informels. On a touché un très large public de façon beaucoup plus spontanée que d’habitude. On a aussi donné beaucoup de responsabilité à des personnes qui montraient de l’engagement. Quand on accordait notre confiance à des collectifs sur les places de Bruxelles, on leur facilitait la vie en leur amenant une caravane, du courant, de l’eau, à boire mais on leur laissait carte blanche. Même chose avec les collectifs qui avaient en main la radio, on les laissait totalement libres après leur avoir donné notre charte avec la philosophie de base de la mission. Un autre objectif était de garder de l’argent participatif pour les projets citoyens (on avait pour le coup réservé une enveloppe de 5 000 euros). Pour ce faire, on a placé un point info dans le parc de Forest, étant un parc de rencontres utilisé par les gens du haut et du bas de la ville pour se reposer. On a confié ce concept à des bénévoles. Ils écoutaient les passants et alimentaient une sorte de boîte à idées. Cela ressemblait à un début de mouvement citoyen, à une volonté de tisser du lien entre artistes et citoyens. On a démarré un peu trop tard mais on a eu quand même 4-5 projets qui sont sortis de là. Tout l’argent n’a pu être dépensé, il nous en reste pour continuer.
Tout ça n’est pas sorti de ma tête. On a créé une plateforme de brainstorming au mois de juin avec des petits groupes de travail constitués d’artistes, de maisons partenaires et de personnes qui peuvent débloquer des fonds. L’idée était surtout de fédérer des personnes motivées, qui allaient prendre les choses en main. Cette volonté de travailler vers plus d’horizontalité se retrouvait aussi dans le groupe des 52.
Je dois aussi dire qu’en tant que coordinateur, ça m’a aussi libéré de ne pas du tout devoir m’occuper de la communication. Je trouve que notre secteur devient presqu’une méga boîte de publicité à l’instar du secteur marchand. Et je comprends, je ne dis pas qu’on sait vivre sans la communication, mais je vois qu’il y a énormément d’argent et de moyens qui sont dédiés à ce domaine. Si tu faisais la moitié de la com’, est-ce que tu ne toucherais pas finalement les mêmes gens ? C’est une question que je me pose. Ainsi avec ce que tu épargnerais, tu pourrais toucher un autre public. Cet été, en décidant qu’on allait très peu communiquer sur Park Poetik, on a bénéficié d’une pleine flexibilité : il pleuvait, on démarrait une heure plus tard ; il faisait canicule, on se produisait le soir ; un artiste était malade, on le faisait jouer 3 jours après. Du coup, on n’a pas vécu de situation problématique en ne cadenassant pas la programmation. Tout ne peut pas être en permanence comme cela, mais ça a le bénéfice d’enlever une partie du stress.
Qu’avez-vous prévu de faire comme prochaine sortie culturelle (pièce de théâtre, rencontre littéraire, etc.) ?
Je vais voir le programme de Cifas qui a rejoint le projet européen « In Situ » en 2016 et qui présente des artistes en espace public à Saint-Gilles. Ces projets transdisciplinaires permettent de toucher un public très large, parce que justement il n’y a pas de cadre, c’est souvent très sensoriel, et donc c’est très ouvert. Sinon, je vais continuer à aller voir des choses qui sortent de l’ordinaire. À nouveau, je le répète, il n’y a pas une seule méthodologie. On doit se faire nourrir par les artistes et découvrir de nouvelles formes (les balades, les découvertes dehors, les spectacles dans des maisons de repos, les projets de longue durée comme les résidences dans des lieux ouverts, etc.).