Sur le pouce avec Stéphanie Lambert - Mark Rothko : Rêver de ne pas être

Publié le  11.05.2011

Après ses recherches et ses mots sur Monet et sur Spilliaert, Stéphane Lambert publie ce mois-ci aux Impressions Nouvelles un essai littéraire sur Rothko. Un livre sensible, qui parle du rapport intime que l’auteur entretient avec la peinture. Un livre qui ouvre sur le monde, à travers le récit d’une expérience esthétique infiniment vivante. D’où l’envie de Bela de poser quelques questions à son auteur…

 

Bela: Pourquoi Rothko ? Qu’y a-t-il dans sa peinture et dans sa vie qui t’invite à la réflexion, à l’étude et à l’écriture ?

SL: Tous ceux qui ont vu une œuvre de Rothko en vrai savent ce qu’elle recèle comme pouvoir d’attraction. Cela frappe comme une évidence. Et j’aime écrire sur les évidences qui s’imposent à nous, et essayer de les comprendre, ou plutôt de me rapprocher de ce qui les compose. Je venais d’écrire un texte sur les Nymphéas de Monet, qui s’est également imposé de cette manière. Je connaissais le travail de Rothko depuis très longtemps. Mon cousin qui est peintre me l’a fait découvrir à la fin de l’adolescence. Ça fait donc partie des fondamentaux pour moi. Je connaissais aussi l’existence de cette chapelle à Houston, et petit à petit le lien s’est fait avec le travail de Monet pour l’Orangerie. Il me semblait que ces deux démarches étaient de même nature. Je suis ensuite allé voir la superbe exposition qui s’est tenue à la Tate Modern en 2009 et qui se concentrait autour des œuvres de la dernière décennie de création, à partir des « Seagram » donc. C’est là que j’ai vraiment senti qu’il y avait, derrière ces écrans de couleur, une incroyable matière à écriture. Je suis resté deux jours à me promener dans les salles en prenant des notes. Le deuxième jour, pour me défaire des images obsédantes, je suis allé faire un tour du côté de la collection permanente, et je suis tombé sur un Rothko dans les tons vert-jaune juxtaposé à un petit panneau de Nymphéas de Monet : ce que j’avais pressenti se formalisait sous mes yeux, il y avait bien une communauté entre ces deux peintres. Enfin, il y a eu une dernière étape, décisive pour le processus d’écriture : le visionnage d’un documentaire sur Rothko dans lequel était brièvement retracée l’enfance de Rothko à Dvinsk, qui était encore à l’époque la Russie. Cela m’a fasciné, car il n’existe aucune trace apparente de ce passé dans l’œuvre de Rothko, ni dans sa vie (il a acquis la nationalité américaine) ni dans son nom (il a gommé le suffixe de son patronyme). Cette béance était pour moi le lieu d’où partirait l’écriture. A vrai dire, c’était également un défi : comment agripper une œuvre aussi insaisissable ?

Bela: J.K. Huismans, les frères Goncourt, avant Proust, entre autres tenants de l’écriture artiste, utilisaient l’ekphrasis (description détaillée d’une œuvre) comme moyen de créer du lien entre personnages et environnement… y a-t-il chez toi aussi cette volonté de se plonger dans la peinture pour parler de toi, de ton rapport à l’acte créatif et de ce qui t’entoure ?

SL: Je ne connaissais pas le mot « ekphrasis », je n’ai jamais fait de grec, mais j’aime beaucoup l’idée : aller jusqu’au bout de la description, c’est-à-dire au point de dépasser l’apparence de ce qui est décrit et d’entrer dans sa substance, l’au-delà que son image contient. Et c’est par ce biais évidemment qu’on rejoint ce qu’il y a de commun à tout, ce qui fonde l’essence de ce qu’on ressent. De ce point de vue, avec un peintre comme Rothko, il y a de la profondeur de champ… C’est tout à fait vrai qu’à partir de ce que je décris je parle de moi, parce que je suis l’instrument qui appréhende la chose vue. Dans ce que j’écris, j’ai toujours voulu rendre compte des sensations, et ce que je ressens devant une œuvre d’art est tellement puissant que ça devient une nécessité pour moi d’écrire sur cette sensation-là, sur cette expérience-là qui pour moi vaut autant qu’une expérience amoureuse. Je dois quand même préciser ici que ce « moi » dont je parle n’est pas un moi narcissique et clos, c’est un moi en tant que ce qui me relie au monde, et donc un moi ouvert.
Par ailleurs, je suis très content que vous citiez ces quelques écrivains (parmi d’autres) qui ont écrit sur l’art parce que cela montre que l’écriture sur l’art n’est pas un genre marginal dans la littérature. Elle occupe même une place assez centrale si on observe son histoire. Mais ce qui a changé, depuis ces écrivains, c’est le rapport à l’art. Aujourd’hui l’art est devenu d’un côté une valeur marchande et de l’autre une sorte d’alibi culturel, mais a perdu dans la société, pas dans la création heureusement (car il existe encore de grands artistes), sa dimension sacrée. Pour moi, l’art occupe toujours une position déterminante, essentielle même, en ce sens que l’art reste visionnaire par sa connaissance intuitive du monde et des phénomènes, il n’a pas été rattrapé ou effacé par la science, au contraire l’art a réussi à absorber les « acquis » de la science, et à en montrer les limites.

Bela: Pourquoi refaire le voyage entre Dvinsk et Houston ? L’art, les livres, les analyses ne suffissent pas (pas plus que la vie d’ailleurs comme le disait Pavese) ?

SL: J’ai besoin de me nourrir de l’expérience pour écrire. Quitte à ce que cette expérience échoue comme ça a été le cas de mon voyage à Dvinsk, aujourd’hui Daugavpils, où je n’ai pas retrouvé ce qui m’y a conduit. Pour Houston, c’était impossible de faire l’impasse sur ce voyage, puisque la seule manière de voir les œuvres de la chapelle Rothko c’est de s’y rendre. Les panneaux ne sortent jamais du lieu. Et je pressentais que ce lieu était en fait un non-lieu qui avait englouti tous les autres, c’était la destination finale, totale, absolue, du cheminement de l’artiste. C’était la pièce centrale du travail dans lequel je me lançais.
Ensuite, mon idée n’était pas d’écrire un essai ex cathedra sur Rothko. Je ne suis pas historien de l’art. Mon approche est différente. Je me sens profondément ancré dans le vivant, je ne peux m’abstraire de l’observation que je fais, et j’ai envie justement que mon texte se nourrisse de tout ce qui alimente ma démarche. Je me situe plutôt dans le registre du récit qui aurait pour objet une expérience esthétique.
Et pour répondre plus précisément à votre question, bien sûr que la vie ne suffit pas, sans l’art je serais bien malheureux. Mais sans la vie, je n’aurais pas les moyens d’appréhender l’art avec autant d’intensité.

Bela: Cioran dit quelque part, je ne sais plus où, avec la radicalité qu’on lui connait : « tout commentaire d’une œuvre est mauvais ou inutile car tout ce qui n’est pas direct est nul »… comment fais-tu pour dépasser le commentaire et faire œuvre ?

SL: Rothko a écrit à peu près la même chose, je le cite d’ailleurs dans le livre : « Ainsi ne saurions-nous reproduire l’énoncé d’une peinture en mots. » Et il ajoute : « Nous pouvons seulement espérer éveiller par nos mots un train d’associations semblables. » J’ai totalement conscience que mes mots n’ajoutent rien à l’œuvre de Rothko où tout est déjà dit. Mais il se fait que d’une part mon mode d’expression ce sont les mots et que d’autre part l’une des sources les plus importantes de mes émotions ce sont les œuvres d’art. Je cherche donc à concilier ces deux tangentes. Une nouvelle fois, ce qui compte pour moi, ce n’est pas de reproduire en mots les œuvres de Rothko, c’est de rendre compte de ce que je ressens devant elles.

Bela: Tes autres actualités du moment ?

SL: Deux fictions radiophoniques que j’ai écrites viennent d’être diffusées par France Culture (elles sont à présent en écoute gratuite sur le site de la radio). C’est un diptyque sur la création : un volet se penche sur la période où Monet a peint les panneaux de Nymphéas pour l’Orangerie ; l’autre, sur la vie et l’œuvre étranges de Léon Spilliaert. Il s’agissait à nouveau d’écrire sur ce qui fait la matière vivante de l’art. En fait, je me rends compte que je suis autant passionné par le processus de création que par la création elle-même.
J’ai écrit également, pour le livre Suivez mon regard publié par l’Institut du Patrimoine wallon, un texte sur le malaise de Baudelaire à l’église Saint-Loup à Namur, je le cite parce que je suis très attaché à ce texte dont l’écriture m’a fait beaucoup suer. Claude Régy qui connaît bien mon parcours et pour lequel j’ai la plus grande estime m’a dit que c’était une révolution dans mon écriture… C’est ma petite vanité du moment.

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