Chercher, c'est laisser rêver

Publié le  23.11.2016

Depuis la création de Kiss and Cry, qui a connu un beau succès, as-tu le sentiment que quelque chose a changé dans ton métier? Est-ce que ce succès facilite des choses ou au contraire est-ce qu’il amène de nouveaux obstacles? Ou bien est-ce que, pour toi, quelque chose va un peu plus de soi?

Dans la vie d’un artiste, il y a des temps forts, j’en ai connu plusieurs, comme Kiss & Cry, Sinfonia Eroica... C’est une lame à double tranchant. D’abord, c’est une grande fête parce que c’est une rencontre inévitable avec le public. L’autre tranchant de la lame, ce sont les barrières, qui sont le reflet d’une politique culturelle en Fédération Wallonie-Bruxelles. Ces derniers temps, ma situation était d’une tristesse absolue. J’emploie le mot tristesse parce que c’est comme ça que ça résonne en moi. J’ai beau tourner, diffuser le nom de la Fédération Wallonie-Bruxelles partout dans le monde, ça n’arrange personne, parce que du coup, ils doivent s’en occuper. Ils ne savent pas trop comment gérer le succès. Rien n’est prévu pour. Ils ne savent pas comment prévoir la place des artistes dans leurs politiques culturelles. Du coup, du grand espoir, du grand bonheur, tu deviens un problème pour tout le monde. Et puis après, c’est le lynchage. Pour finir, je n’en veux à personne. J’ai juste une immense tristesse qu’il faille se battre à ce point pour pouvoir exister.

Après, il y a l’énergie que le fait de travailler avec de chouettes gens et le succès procurent. Ça provoque des rencontres. Aller à l’essentiel : créer des spectacles avec des personnes que l’on aime et que l’on a choisies, pour un public que l’on aime. C’est une évidence et une force. Il y a une telle reconnaissance d’un travail accompli que ça donne une énergie énorme et la possibilité de se battre et de continuer. C’est le plus fort et le plus important des résultats. C’est le tranchant positif de la lame, ça ne coupe pas. Le public me rend quelque chose de magnifique. Et le plaisir et le désir d’être sur scène et de travailler avec des gens comme Thomas Gunzig, Jaco Van Dormael, Grégory Grosjean, Julien Lambert et toute l’équipe - parce que c’est un collectif – est énorme. J’ai beaucoup de chance d’avoir pu faire Kiss & Cry et Cold Blood, et d’ailleurs toutes mes pièces - et de travailler avec des gens comme Daniel Cordova ou Patrick Colpé qui se sont aussi battus pour que ça puisse se faire… C’est la plus belle des reconnaissances, c’est celle qui importe.

Est-ce ce collectif a un nom?

On dit : « le collectif Kiss and Cry », mais nous en discutons beaucoup entre nous. Parce qu’en fait, on n’est pas une compagnie. On est un collectif de création, c’est-à-dire qu’on se réunit quand on décide de faire une création avec la caméra, les mains, les doigts et le texte. Ce n’est pas une compagnie permanente. On a fait deux spectacles, on ne sait pas si on va en faire un troisième.

© Maarten Vanden Abeele

Kiss and Cry © Maarten Vanden Abeele

Qu’est-ce qui définit le collectif? Qui en fait partie? Tous ceux qui ont fait le premier spectacle et qui ont envie de continuer l’expérience, qui sont intéressés par la création en collectivité.

Qu’est-ce qu’on exige du collectif? Quand les capitaines du bateau sont Jaco Van Dormael et moi, que fait-on ? Et pourquoi? Comment? On doit inévitablement se poser des questions et avoir des discussions qui ne sont pas toujours agréables mais nécessaires et primordiales.

Pour Kiss & Cry, on ne s’était pas beaucoup posé la question - on l’a fait. Pour Cold Blood, on s’est posé beaucoup de questions. Et on l’a fait aussi. Se poser des questions est toujours intéressant même si on n’a pas les réponses. Le principal est de faire, et que tout le monde s’y retrouve.

Pour avancer, il faut toujours reconnaître le travail de chaque personne. Savoir qu’il n’y a rien qui se fait sans l’aide de quelqu’un. S’il est là, c’est qu’il est indispensable. Et si on peut faire sans lui, alors faisons-le, parce qu’au niveau de l’énergie en général, c’est plus intéressant, dans la communication entre artistes autour du projet et dans la fabrication. Donc, l’enjeu c’est de donner la place à tout le monde et puis respecter les hiérarchies qu’on veut bien se donner. Être à l’écoute, donner la possibilité à chacun de discuter et puis admettre qu’on n’est pas toujours d’accord.

On doit tout le temps remettre les pendules à l’heure pour qu’il n’y ait pas de frustration mais, inévitablement, il y en a, et il faut les résoudre. Nous avons des règles où chacun possède ses spécificités. Concrètement, dans la recherche, il y a une collectivité et puis sur les décisions finales, il n’y a plus de collectif, pour qu’on puisse avancer. Et on sait qui prend les décisions pour avancer.

Pour reconnaître le travail de recherche et l’investissement de chacun, on affirme la création collective – parce que c’est là la genèse de tout.

Perçois-tu aujourd’hui une différence à créer / à tourner entre la Flandre et la Wallonie ?

Bien sûr ! La différence est énorme. Ça ne veut pas dire qu’en Flandre il n’y a pas de problème. Mais dans mon média, je peux juste reconnaître que la Wallonie a du mal à établir une politique culturelle pour les arts de la danse. J’ai l’impression que le métier de danseur est fini ou, en tout cas, qu’il n’est pas protégé et survit péniblement. Il n’y a plus de compagnie. On vient quand même d’un pays où il y avait le ballet du Vingtième Siècle, un ballet à Liège et un à Charleroi, le ballet des Flandres et des compagnies isolées ! Puis il y a eu Charleroi/Danses, qui engageait des danseurs, qui avait des compagnies et les premiers contrats-programmes qui fonctionnaient avec des danseurs au projet.

Depuis que nous sommes passés artistes associés à Charleroi/Danses, il n’y a plus de compagnie permanente et nous avons trois contrats programmes qui n’engagent toujours pas de danseurs à l’année.

Les artistes en Flandre ont un statut. Des orchestres. Des compagnies.

Au niveau du pays, l’opéra national a supprimé la danse de La Monnaie, à Liège aussi, et à Charleroi il n’y a plus d’engagement de danseurs.

Je suis dans une année où je ne sais pas où je vais, où rien ne semble prévu pour les artistes. On ne sait pas. Thierry Smits, Michèle Noiret, Mossoux-Bonté sont soutenus via des contrats-programmes mais je remarque qu’ils n’ont pas de compagnie permanente. Alors qu’en Flandre, il y a le ballet des Flandres, il y a Rosas qui reçoit deux millions d’euros de subvention, il y a Wim Vandekeybus et Alain Platel qui reçoivent chacun un million ou un peu plus, et Jan Fabre, un million cinq cent mille euros, plus ou moins. En Flandre, ils ont donc la possibilité d’engager des danseurs. Et ils ont des infrastructures. Mais je ne vois pas non plus dans quel média culturel la Wallonie investit. La Flandre investit dans la danse, le théâtre, le cinéma… Où investit-on ici ?

Cold Blood © Julien Lambert

Chez nous, la génération des jeunes compagnies est sacrifiée d’avance, depuis longtemps. Où sont les écoles supérieures qui forment les danseurs? Chez nous, elles sont en Flandre. Nous n’avons plus de ballet classique, plus de ballet contemporain, plus de compagnie de recherche – pourtant : il y a de l’argent. Quand on dit qu’il faut donner à tout le monde un peu, j’ai froid dans le dos parce que c’est la meilleure politique pour ne donner à personne.

Si on veut faire un spectacle avec six danseurs dans un espace en Fédération-Wallonie Bruxelles, on reçoit même des injures de la profession. Pourquoi y a-t-il tellement de réticences à donner aux artistes un lieu où créer, où chercher ? Pourquoi on ne peut pas faire confiance à certains artistes pour générer et donner envie ? Pour engager des danseurs ? Le danseur est un métier en voie de disparition chez nous. Tout le monde devient chorégraphe sans danseur. Donc on ne danse plus !

Ce serait chouette que je puisse faire mon métier. Faire jouer du répertoire, des créations. En plus il y a des demandes. Je pourrais engager des danseurs, créer de l’emploi, et ce n’est pas pour ça que je ne pourrais pas faire Kiss & Cry et Cold Blood. Ni que d’autres pourraient le faire aussi. La danse est encore un média qui coûte cher. C’est un art pauvre qui coûte cher parce que l’outil c’est l’être humain et l’espace.

Qu’est-ce qui devrait mobiliser les auteurs aujourd’hui ?

C’est une question très délicate. Parce que la mobilisation demande une réflexion et un consensus pour éviter de taper sur tous les clous et devenir trop confus.

Et comme la profession est tellement en souffrance et que tout le monde a faim, en danse, les gens ont du mal à se mobiliser. On confond la mobilisation auteur, interprète, producteur, et politique. Ça devrait être une mobilisation d’auteur à mon sens, pour amener une réflexion beaucoup plus centrée et beaucoup plus claire, pour marquer un positionnement des demandes. Des promesses nous ont été faites, entre autres ce fameux décret et ce renouvellement de la culture qui fait vraiment bouger les lignes, qui était ambitieux et couvrait de larges pans des secteurs artistiques. Mme Greoli a repris le drapeau et on arrive maintenant dans les applications. Ça soulève énormément de questions, parce que même si le texte et la démarche sont bien différents, les points essentiels de cette nouvelle politique promise étaient : donner la priorité aux artistes et plus aux institutions, renouveler les conseils d’administration et les commissions d’avis, et instituer de nouvelles procédures simplifiées pour l’accès au subventionnement. Nous sommes actuellement dans le feu de l’action et ce n’est qu’en pratiquant que nous allons voir jusqu’où les nouvelles mesures vont changer le paysage culturel et vers quel aboutissement cela va nous mener. Il serait très impertinent et inadéquat de ne pas se plier aux nouvelles données mais l’enjeu est majeur. Si en finalité, les réponses n’aboutissent pas aux promesses attendues, c’est une communauté entière qui va aller droit dans le mur. C’est pour ça que je pense que la mobilisation doit être très réfléchie et conduite par les auteurs en petits groupes de réflexion. Cela n’empêche pas que les autres secteurs (danseurs, producteurs…) se rassemblent aussi. L’enjeu est trop important pour que ça soit une place de marché.

Sinfonia Eroica © Herman Sorgeloos

Je suis chorégraphe et danseuse depuis 40 ans. Dans les années 80, il y a eu vraiment un tournant dans notre politique culturelle des arts de la scène. Notre Communauté se cherche et ne parvient pas à profiter de la force de ses artistes en arts de la scène. Plus les années passent, plus c’est une catastrophe, humaine, sociale et culturelle. Notre Communauté s’appauvrit. On est dans des années passionnantes, importantes, où l’art a une place et une responsabilité fondamentales. Cette mobilisation visant à aider les pouvoirs publics à générer un dynamisme de création, de recherche et à permettre à l’artiste de jouer son rôle de catalyseur comme ça se passe dans d’autres endroits du monde, doit être une priorité. Et cette fois-ci, la Communauté n’a pas le droit à l’erreur.

Puisqu’on est sur Bela, et que Bela est un site… Peux-tu me dire si tu as des sites Internet de prédilection, si tu entretiens un rapport particulier au net? Est-ce que ça t’inspire?

Non, je suis d’une génération qui l’emploie de manière très maladroite. Je passe beaucoup de temps devant mon ordinateur mais ça me demande énormément d’énergie. J’utilise principalement Internet pour la musique. J’écoute la radio, je vais sur iTunes, je partage, je consulte les partitions… C’est la chose qui, en dehors de danse, en dehors d’être sur scène, en dehors de partager, de chercher avec les autres et bien sûr d’être avec mes petits-enfants et mes chats, m’est la plus essentielle. J’ai un besoin de musique, de musique baroque notamment...C'est une nourriture. Quand ma vie se passe sans musique parce que je vais trop vite, je vais moins bien. Je ne l’écoute pas que pour travailler, c’est aussi pour bouger, rêver, prendre un café… et ça voyage dans ma tête.

Est-ce que le collectif, ou toi toute seule, avez déjà pensé à investir le champ de la réalité virtuelle?

Oui, j’ai un projet qui me tient fort à coeur, c’est de réécrire Bastien, Bastienne de Mozart pour une vingtaine de jeunes de 16 à 22 ans sur la thématique des amours adolescentes actuelles. L’idée est de travailler avec les partitions de Mozart tout en réécrivant l’histoire. Des adolescents pourraient jouer, danser, chanter, il y aurait des circassiens, pas des professionnels mais des pré-professionnels... Il y a plusieurs no-man’s lands au niveau du paysage, du décor, constitué d’un petit théâtre, d’un skate park, d’une fin de concert de rock, et puis il y aurait une chambre, mais peut-être hors scène ou filmée - ou alors on travaille en 360 degrés. Je me suis demandé comment gérer ça avec le public. J’ai envie de pousser cette réflexion.

C’est une question à laquelle j’ai envie de m’attaquer avec Julien Lambert et Jaco Van Dormael. Il faut chercher, voir si ça tient le coup, si c’est intéressant ou pas. On en est au début. Le projet à la base n’était pas en 360 degrés, donc on verra. Et si ce n’est pas avec ce sera autrement. Sinon, avec le collectif Kiss and Cry, on travaille sur un projet très particulier de film pour le Planetarium de Montréal. À partir des mains… mais en 360, parce qu’ils ont travaillé sur une nouvelle technologie. Ça sortirait en 2018.

J’aime être continuellement en recherche, que ce soit avec des petits bouts de ficelle ou avec les nouvelles technologies. Chercher, c’est laisser rêver et voir ce qui peut aboutir en spectacle ou pas.

Si tu pouvais prendre un verre ou aller déjeuner avec quelqu’un, ce serait qui?

J’avais des rêves que j’ai réalisés ! Mais il y a encore pas mal de monde que j’aimerais bien rencontrer. Isadora Duncan par exemple - parce que j’ai déjà rencontré Pina.

Fellini aussi. Jane Birkin. Qui c’est, ces gens-là qu’on voit comme ça? Dutronc, c’était un rêve, réalisé depuis.

Après, on peut boire un café avec eux et ne pas forcément les rencontrer. En tout cas, si on a le désir de rencontrer quelqu’un de vivant, il faut essayer. Parce que parfois, on croit que c’est impossible alors qu’en fait, si. C’est étonnant comme quelquefois, il suffit de demander. Isadora Duncan m’intrigue donc. C’est un autre temps, une autre époque. On ne sait pas ce que c’était la vie à ce moment-là. J’aurais bien rencontré Bach aussi. Monteverdi. Mahler. Et puis la mère de mon grand-père maternel. On en parle dans la famille, elle n’était pas artiste mais c’est quelqu’un de particulier. J’aimerais beaucoup aller boire un café avec elle.

 

photo: © Thibault Grégoire

 

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