Dossier #Étude sur les auteurs et autrices de livre : interview de Benoît Peeters

Publié le  11.06.2021

Quand on lance une étude de grande envergure faisant un état des lieux des conditions de travail des auteurs et autrices, les défis sont nombreux. Quel objectif se fixer, comment récolter un maximum de réponses, comme rendre les résultats intelligibles, comment rédiger un questionnaire efficace, etc. ? S'inspirer de modèles qui ont fait date peut s'avérer précieux. 

En ce qui concerne l'étude sur la situation socio-économique des auteurs et autrices de livre en Fédération Wallonie-Bruxelles lancée le 28 mai 2021 via un questionnaire en ligne (accessible jusqu'au 27 juin prochain), c'est l'enquête française menée en 2015 par  les États généraux de la bande dessinée qui fut une vraie source d'inspiration. Entretien avec le président des EGBD : Benoît Peeters. 

3 hommes assis dans un fauteuil devant un écran
© Thomas Paris, Denis Bajram et Benoît Peeters lors de la présentation de l'étude des États généraux de la bande dessinée au FIBD 2016

Pourquoi les États généraux de la bande dessinée (EGBD) ont-ils été créés ? Quelles sont les origines de cette initiative ?

Au départ, il y a eu de nombreuses discussions téléphoniques avec deux relations proches dans le monde de la bande dessinée, Denis Bajram et Valérie Mangin, avec qui on échangeait sur l’évolution de la situation des auteurs de BD et ses transformations. On se disait souvent qu’il y avait un vrai problème : alors que l’on entendait régulièrement que la BD se portait bien, beaucoup d’auteurs étaient en souffrance, voyaient leurs revenus diminuer et leur situation sociale devenir de plus en plus précaire. Par rapport au discours euphorique qui disait que la BD et la littérature jeunesse en France étaient en croissance, étaient extrêmement traduites, étaient prestigieuses, etc., on se rendait compte qu’il y avait un contraste entre la réalité économique du secteur, considérée d’un point de vue global, et la situation des auteurs. Les chiffres qui circulaient étaient trompeurs, car la croissance affichée tenait à une augmentation continue du nombre de titres publiée. Mais la moyenne des ventes par album ne cessait de baisser. Beaucoup d’auteurs avaient l’impression que c’était un problème individuel. Ils se demandaient si ce n’était pas leurs livres qui marchaient moins bien ou les éditeurs qui les défendaient avec moins d’enthousiasme. Les difficultés tenaient aussi aux transformations du régime social et fiscal, qui fragilisaient de plus en plus les auteurs. On s’est donc dit qu’il fallait absolument mettre en commun les problèmes résultant de la transformation objective et générale de l’économie du secteur. L’idée de créer des États généraux de la bande dessinée est née. Au départ, ce n’étaient pas les États généraux des auteurs de bande dessinée. Nous voulions réunir tout le secteur : les auteurs, les éditeurs, les libraires, les bibliothécaires, les pouvoirs publics, etc. Finalement, seuls les auteurs et autrices ont embrayé le mouvement, les autres n’ont pas tout à fait suivi.

Quel est le cahier des charges des EGBD ?

La première initiative que l’on a mise en place pour faire réagir les autres, c’était une enquête sur la situation des auteurs et autrices. On a voulu la conduire de manière très sérieuse. On a donc constitué un comité scientifique que je pilotais où on avait des gens de premier ordre, à la fois des spécialistes de la bande dessinée et des spécialistes du travail de création, comme Thierry Groensteen, Pascal Ory, Nathalie Heinich, etc. Avec leur aide, on a préparé un questionnaire qui a été soumis en phase test à des auteurs pour validation, puis nous avons réfléchi à la manière d’obtenir le plus possible de réponses. Il fallait convaincre les auteurs de prendre 15-20 minutes de leur temps pour répondre au questionnaire. Ce qui motive les auteurs à remplir ce genre d’enquête, c’est la facilité du questionnaire : il faut qu’il ne soit pas trop long, qu’il fonctionne bien techniquement, qu’il corresponde concrètement à leur situation. Nous avions très peu d’argent, on avait eu une petite aide de la Scam France et une aide de la Région Auvergne-Rhône-Alpes, mais c’étaient des sommes modestes. Nous avions la volonté de ne pas dépenser beaucoup d’argent parce qu’on se doutait bien que les résultats allaient visibiliser une certaine pauvreté. Il ne fallait donc pas que l’étude elle-même soit dispendieuse. Une fois mis en ligne, le questionnaire a eu un succès fulgurant.

Quelles sont les conditions d'une étude réussie ?

Les EGBD s’étaient construits comme une initiative d’auteurs, et ces auteurs dialoguaient beaucoup sur Facebook à l’époque. L’information a dès lors très vite été partagée. Rapidement, nous avons atteint 800 puis 1000 réponses, des réponses sérieuses et validées. On s’est aperçus qu’entre 1000 et 1500 (qui est le chiffre que l’on a atteint finalement), les chiffres variaient très peu. La fiabilité de l’étude nous a été confirmée par un professeur du Collège de France, Pierre-Michel Menger, grand spécialiste du travail créateur. Il a validé notre étude en disant que l’échantillon était tout à fait représentatif (diversité de résidence, d’âge, de sexe, de situation professionnelle, même de revenus), et que la manière dont l’étude avait été conduite et analysée la rendait très probante. On a engagé deux étudiants de l’école HEC Paris afin de conduire l’étude statistique, puis on l’a mise en forme en soulignant les aspects les plus frappants. Cette étude a fait mouche avec une rapidité incroyable. D’ailleurs quand on cherche aujourd’hui une étude sur les auteurs, on arrive très vite à cette étude-là. Ça a démontré que le temps que chacun avait investi était bien placé puisqu’il avait permis de pointer du doigt une situation jusqu’alors passée sous silence.

Quel était l’objectif de l’enquête menée par les EGBD ?

Ce que l’on voulait notamment montrer, c’est que pour une population significative, écrire, dessiner, créer est un vrai métier, en termes d’assiduité, même s’il conduit à la précarité économique. La population des auteurs est une population très mal connue. En France, pas mal de gens pensent que les auteurs sont des intermittents du spectacle alors que pas du tout. De plus, c’est une population très peu protégée, on s’en est encore rendu compte au moment du Covid.

Quand on se lance dans ce genre de métier, on sait qu’il y a des facteurs d’incertitude, mais il faut quand même que les conditions permettent la reconnaissance du travail effectué et que l’on n’ait pas le sentiment d’acheter un billet de loterie. En travaillant beaucoup, avec un certain talent et une certaine technicité, on devrait arriver à exercer son métier dans des conditions décentes. Sinon les écoles qui assurent des formations, parfois coûteuses, constituent une tromperie. Bien sûr, personne ne peut te garantir que tu deviendras un auteur à succès, mais il faut que la condition de base d’un auteur aille en s’améliorant au fil de sa carrière et que le système fiscal et social soit adapté. Puisqu’on cotise à la sécurité sociale et à la retraire, il serait normal d’en bénéficier réellement, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Quand on demande d’envoyer des fiches de salaire pour solliciter un congé de maternité, alors que ce n’est pas un métier où on fonctionne avec des fiches de salaire, il y a quelque chose de scandaleux et d’aberrant.

Les auteurs ne réclament pas des privilèges, mais un traitement normal. Il n’est pas admissible que les spécificités du métier soient ignorées par les pouvoirs publics ou les institutions dont on dépend. Et il faut que les éditeurs traitent les auteurs comme des professionnels.

feuilles éparpillées avec schémas et graphiques dessus
© quelques pages du rapport de l'enquête auteurs lancée par les États généraux de la bande dessinée

Quel était le public visé par cette enquête ?

On visait un public large. On voulait d’abord informer les auteurs eux-mêmes. On voulait ensuite communiquer largement dans le milieu. Les journalistes ont beaucoup repris les conclusions de l’enquête, les chiffres-clés, la disparité homme-femme, les difficultés des nouveaux entrants, le nombre d’autrices et d’auteurs vivant sous le seuil de pauvreté. Cette circulation des chiffres a fini par avoir une incidence sur les pouvoirs publics. Si on avait adressé de façon confidentielle aux pouvoirs publics les résultats de l’enquête, elle n’aurait pas du tout eu le même impact. C’est le bruit qu’elle a fait qui a conduit certains responsables politiques à s’en emparer.

Quel bilan dressez-vous de l’étude 6 ans après son lancement ?

On a atteint l’objectif en termes de communication, de prise de conscience, de référence. Par contre, nous n’avons pas obtenu un bouleversement des conditions de travail et de vie. Il ne suffit pas de poser un diagnostic pour que tout change. Disons que cela a permis de placer des bases de dialogue. Ce ne fut pas la potion magique, mais l’impact a été réel, ça a été un levier d’action considérable. L’étude nous a permis d’être entendus : quand on arrivait dans un ministère, auprès d’un éditeur, auprès d’un grand festival, on avait quelque chose de concret à dire, comme le nombre d’auteurs vivant sous le seuil de pauvreté, vivant au niveau du salaire minimum, les appréhensions pour l’avenir, les difficultés sociales, etc. On peut considérer le rapport Racine, commandé par le ministre de la Culture Franck Riester, comme une conséquence indirecte de cette enquête. Malheureusement, ce rapport a été en grande partie enterré. Je dresserais aujourd’hui un bilan mitigé : la prise de conscience a eu lieu mais la situation reste très difficile.

Comment voyez-vous la situation des auteurs et autrices de manière croisée en France et en Belgique ?

Il y a quand même pas mal de spécificités dans les régimes sociaux et fiscaux propres à la Belgique et à la France. Les combats à mener sont un peu différents. On remarque en revanche une grande proximité dans les relations contractuelles entre éditeur et auteur. Sur ce plan, les problématiques sont franchement similaires, d’autant que des auteurs français travaillent avec des éditeurs belges, et réciproquement. Par exemple, quelque chose qui me heurte et que j’ai découvert au fil des ans, c’était l’énorme disparité des contrats entre auteurs jeunesse et auteurs adulte. Un éditeur n’hésite pas à proposer un contrat à 6 % pour un roman jeunesse, alors que pour un roman adulte 10 % est plutôt la norme. Voilà le genre de choses où les combats sont similaires en Belgique et en France. La question de la rémunération des auteurs pour les interventions publiques, pour les festivals ou pour les travaux divers de commande, est également commune aux deux pays. On entend encore de la part de grosses institutions qu’elles n’ont pas le budget pour rémunérer les auteurs, mais qu’elles leur offrent une gratification symbolique en parlant de « visibilité » ou de « carte de visite ». Comme si on payait son loyer ou ses factures en cartes de visite ! Quand une ville commande une affiche pour promouvoir un événement culturel, elle va payer le graphiste, l’imprimeur, l’agence de communication, etc. Pourquoi l’illustrateur qui a fait le dessin appartiendrait-il à une catégorie à part ? Il faut que tout le monde, et particulièrement du côté des pouvoirs publics, des villes et des associations culturelles, prenne conscience des conditions de vie des auteurs et des auteurs. Tout travail de création doit être rémunéré, qu’il s’agisse d’un texte, d’un dessin ou d’une photographie.

Quelles sont les prochaines étapes des EGBD ?

En ce qui me concerne, j’ai eu le sentiment, notamment en dialoguant avec Samantha Bailly – qui à l’époque présidait la Charte des auteurs et illustrateurs de jeunesse et qui a acquis une compétence extraordinaire sur toutes ces questions –, qu’il fallait dépasser le cadre sectoriel des auteurs de bande dessinée et que le vrai combat était plus général. Désormais, en ce qui me concerne, l’effort principal porte sur la Ligue des auteurs professionnels, qui a poursuivi et amplifié le combat mené par les EGBD et par la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse. Cela nous a permis de nous rendre compte de problématiques transversales, comme la situation fiscale et sociale, l’identification des métiers, la nécessité d’une représentation syndicale… D’autres auteurs de BD restent extrêmement actifs, de manière plus informelle. Il y a notamment le groupe Auteurs Autrices en Action qui se concentre sur des problématiques spécifiques comme celle de la rémunération des dédicaces dans les festivals. Une chose est sûre : depuis le lancement des EGBD en 2015, par-delà les petites divergences, les auteurs agissent de façon plus collective et beaucoup plus combative. Pour nos métiers, c’est une question de survie.

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