Dossier #LisezVousLeBelge : un conte de fées en Mille140pages
Dans cette grande fête où l’on agite avec malice le hashtag #LisezVousLeBelge, Bela a décidé de partir sur les traces du livre, là où on ne l’attend pas. Pour le premier article de ce dossier, on s'intéresse aux formes transversales possibles entre littérature et théâtre.
Le 140 n’est plus théâtre. C’est Le 140. Qui programme du théâtre, de la danse, de la musique et de la littérature. De la littérature ? Moue dubitative. Des lectures sur scène, en somme, est-on tenté de penser. Moue rieuse. Ce serait sous-estimer la puissance d’invention d’Astrid Van Impe, à la tête du 140, et d’Isabelle Wéry, autrice multiple et associée au lieu pour trois ans.
Tout a commencé loin là-bas, complètement à l’ouest, et haut, très haut dans la démesure. À Montréal, en 2015, Astrid Van Impe rencontre le metteur en scène et comédien canadien Christian Lapointe. Il passe trois jours sur scène, avec de maigres pauses, pour lire tout Artaud jusqu’à épuisement. Si elle est marquée par l’énormité du projet, elle prend aussi conscience qu’il est possible de créer des formes à ce point-là théâtrales à partir du livre. S’ensuivent des échanges et des discussions au fil des mois avec Christian Lapointe pour fomenter un événement ambitieux autour du livre et du théâtre à Bruxelles. Quoi précisément ? À ce moment-ci rien de très clair. Seule certitude, Astrid Van Impe veut que soient représenté.es des autrices et des auteurs belges francophones. « À cette époque-là, je faisais le constat que personne autour de moi, ni moi non plus, ne lisait d’auteurs belges contemporains. Ils n’étaient pas du tout mis en valeur, on ne connaissait pas non plus les éditeurs belges. Ce qu’on nous a fait lire à l’école, c’était uniquement des auteurs français. Alors on a créé l’événement d’une semaine "Notre bibliothèque, à vos livres" pour mettre en valeur cette richesse méconnue. Et Isabelle Wéry est entrée dans la danse pour m’aider car je n’avais pas de connaissance suffisante de la littérature belge contemporaine. C’était en ouverture de la saison 2018-2019 et ça a été le lancement de la littérature au 140 », raconte la directrice.
Sortir de l’événement ponctuel
La saison suivante, l’ambition monte de plusieurs crans. Astrid Van Impe ne veut pas en rester à un événement ponctuel, mais tient à faire entrer la littérature dans la programmation du 140. D’autant que le public a très bien répondu à la semaine « livres ». Alors, Isabelle Wéry devient artiste associée au 140 pour un an et se voit confier une carte blanche pour inventer une programmation littéraire qui s’étend tout au long de la saison. Le seul mot d’ordre étant : hors des sentiers battus. Sur cette terre fertile, elle pique un étendard au titre malin à souhait : « Mille140pages ». Elle y sème une sieste littéraire avec les finalistes du Prix Victor Rossel 2019. Spectatrices et spectateurs s’allongent, ferment les yeux, tandis que les auteur.rices lisent des passages de leurs romans, accompagnés par la musique de Boris Gronemberger. « L’obscurité et l’écoute favorisent le fait de se laisser porter par les mots. La voix emmène l’auditeur, l’auditrice vers des zones lointaines », précise Isabelle Wéry. Elle arrose de musique la littérature avec « Stories & Juke-box ». Là, les extraits lus par les écrivain.es sont baignés dans des musiques choisies par leurs soins et jouées en live. Elle plante aussi une performance scénique autour de son roman Poney flottant où arts visuels, musique électronique et spoken words s’entremêlent. Donnant ainsi une version inédite, inhabituelle et inénarrable du livre façon « pop-up ». Cette dernière performance a dû être transplantée dans la saison suivante pour la raison que l’on ne connaît que trop. Elle place quelques tuteurs en orchestrant des ateliers d’écriture. Avec une vision plus poussée cette saison-ci : un même groupe est suivi pendant plusieurs mois et travaille à partir de certains spectacles donnés au 140. Oui, car si Isabelle Wéry était d’abord artiste associée au 140 pour une saison, elle l’est finalement pour trois. Parce qu’expérimenter entraîne un ruissellement des idées, des désirs de récurrences mais aussi d’évolution, une évaluation de l’impact sur les publics. Pour épanouir ces pousses de littérature dans la serre du 140, il fallait un élément précieux : du temps. En cette saison 2020-2021, la programmation littéraire du 140 est encore étoffée. Elle rassemble performance, expériences, spectacles, cérémonie, événements, ateliers. Elle ouvre, mélange, bouscule, ne mâche pas ses mots, fait de la place aux enfants et même aux familles. La Nuit des écrivains du 10 novembre devait s’y dérouler en public, tout comme la cérémonie des Prix littéraires de la Fédération Wallonie-Bruxelles.
Ce qui se fait au 140 accompagne un mouvement en cours et professionnalise la création d’événements jumelant littérature et arts vivants.
Sortir de l’ombre
Depuis que Le 140 a ouvert ses portes à la littérature, le public répond présent et les partenaires affluent. La démarche a été immédiatement comprise par le monde littéraire. « Cela a été évident. On a été identifiés très rapidement », relève Astrid Van Impe. « Les acteurs de la littérature, particulièrement belge, ont conscience que c’est une mise en valeur considérable du secteur. C’est une occasion de tisser des liens et cela engendre une belle vitalité », renchérit Isabelle Wéry. L’effet sur le public est palpable également. « Cet enthousiasme correspond à un grand besoin actuel de prolonger l’expérience solitaire de la lecture en événement collectif, en forme de spectacle vivant », analyse l’autrice. « On le voit aussi avec l’engouement pour les propositions de Passa Porta et des Midis de la Poésie, par exemple. Ce qui se fait au 140 accompagne un mouvement en cours et professionnalise la création d’événements jumelant littérature et arts vivants. »
Cette visibilité donnée à la littérature belge contemporaine la rend aussi plus accessible. « Quand on programme le spectacle Poney flottant, le public du 140 le voit alors qu’il n’est pas certain du tout qu’il l’ait lu. Idem quand il écoute lors d’une sieste littéraire les finalistes du Prix Rossel, l’an dernier, ou des poétesses et poètes, cette année, alors qu’il ne les lit peut-être pas. Plus c’est visible, plus c’est accessible. Et alors, cela fait partie du quotidien. Inconsciemment, les noms des auteurs et des autrices belges francophones entrent dans la tête des gens », développe la directrice. De cette collaboration singulière, Le 140 gagne, lui, en positionnement. Depuis sa création, son ADN est de prendre des risques, d’oser de nouvelles formes, d'être là où on ne l’attend pas. Une nouvelle fois, il y est.
Enfin, pour Isabelle Wéry, « mettre à l’honneur les auteurs belges est pour moi essentiel, vital pour un secteur encore peu connu. J’ai l’impression de faire quelque chose d’utile, de participer à ce mouvement de mise en lumière. On a un bagage littéraire formidable en Belgique francophone et ça fait plaisir de participer à son expansion. Et pour moi, en tant que créatrice, cette carte blanche au 140, c’est une forme de cadeau extrêmement précieux. Être attachée à une maison pour trois ans me donne de la force. Tout à coup, il devient possible de réaliser des projets artistiques que j’avais dans la tête, d’expérimenter, d’oser prendre des risques. Ça, c’est formidable. Ça m’ouvre des possibles, j’apprends énormément. C’est un moment très important de ma vie artistique. Et comme dans mes spectacles et dans mon écriture j’ai toujours adoré mélanger ou associer les genres, je me sens très bien dans un endroit hyper créatif comme le 140 où les disciplines sont multiples. »
L’énergie de cette hardie collaboration jaillit partout et scintille comme dans un conte de fées. Pas celui de nymphes éthérées, mais de ces fées à la magie puissante capables de transmuer la réalité. Elles, elles écrivent une page, un paragraphe, quelques lignes – qu’en sait-on ? – de l’histoire de la littérature belge.