Fabrice Laurent : "Il est urgent de reconnecter les pôles socio-culturel et artistique"

Publié le  18.09.2020

Directeur du centre pluridisciplinaire l'Eden à Charleroi, Fabrice Laurent fait partie des membres d’institutions culturelles belges qui ont brainstormé à propos du futur de la culture au sein du "groupe des 52" mandaté par la ministre Bénédicte Linard.

Deux mois et demi après s'être prêté à l'exercice intensif de réfléchir collectivement chaque vendredi de juin 2020, il revient sur les coulisses de cette expérience inédite. Une occasion de mettre en perspective ce travail de concertation avec son quotidien professionnel et de réaffirmer l'importance du socio-culturel parmi les pistes à exploiter pour redéployer la culture. 

Portrait de Fabrice Laurent devant un bâtiment et un arbre
© Olivier Bourgi

Qu’est-ce que vous avez retiré de cette expérience d’intelligence collective sur les solutions de redéploiement culturel ? Une ligne de force en particulier ?

J’ai trouvé que c’était une expérience super stimulante. Pour l’ensemble du groupe de réflexion, la reconstruction de la culture résidait dans la recherche d’idées créatives qui sortent du cadre, et non dans des réunions stériles où l’on parle indéfiniment de mesures restrictives. À un moment, dans le milieu culturel, on aurait dit que le débat consistait à essayer de faire pression sur le fédéral, ou le ministère, afin de revoir de manière plus souple les mesures sanitaires. Certes, on est contents que la distanciation soit passée à 1 m et plus à 1,5 m, et on est conscients que le masque couplé à la distance sociale, c’est un peu excessif, il faudrait choisir l’un ou l’autre, mais on n’a pas envie de mettre en danger le public ni les équipes en place. Par contre, expérimenter des formes qui soient Covid-compatibles, c’est super intéressant.

La composition de ce groupe des 52 s’est faite par cooptation par les deux coprésidents Philippe Kauffmann et Céline Romainville. Ils ont plutôt privilégié soit des artistes, soit des centres culturels pluridisciplinaires qui ont un rapport particulier au territoire et à l’espace public. Je pense que si on a proposé à l’Eden de participer, c’est parce que l’on essaie déjà de sortir de ce cadre habituel.

Par exemple, depuis le printemps, on teste des idées qui parfois étaient dans les cartons depuis 2 ou 3 ans. Pendant 4 mercredis de septembre, on propose du cirque contemporain au pied de blocs d’immeubles sociaux. Pendant l’été, nous sommes allés dans des parcs faire des speakers corners. Lors de la rentrée des classes, on a envoyé des musiciens dans les écoles pour accompagner la rentrée en en faisant une fête et pas un moment d’angoisse pour les enfants et adolescents. Pour la Fête de la musique à Charleroi, à défaut de faire des grands concerts en plein air, on avait plutôt fait des petits concerts dans des maisons de repos et dans les services résidentiels pour jeunes en difficulté familiale et pour personnes en situation de handicap. Quand vous allez dans l’espace public ou en l’occurrence dans les écoles dans un contexte où les sorties scolaires ne sont pas autorisées, il faut pouvoir un peu sortir du cadre et remettre un peu de bon sens. Un événement culturel peut prendre des formes extrêmement diversifiées et cela fait du bien.

Le Covid a donné un nouveau souffle au projet de l’Eden. On a tous tendance à élaborer de plus en plus, à faire en sorte que nos événements culturels soient de plus en plus complexes, de plus en plus gros et pour de plus en plus de gens. Le Covid permet un côté punk, pas en mode « on emmerde la société » mais au sens où c’est rafraîchissant. Le mouvement punk s’est inscrit en réaction à la musique des années 70 qui était de plus en plus élaborée avec des musiciens virtuoses, des solos de guitare interminables, et le punk est arrivé avec des mouvements courts, une énergie, une intension. Désormais, il y a une intension qui revient où la question n’est pas de toucher un maximum de gens puisque de toute façon on ne peut pas mais de tester des choses avec une intension et une énergie nouvelles. Dans le groupe des 52, j’ai un peu senti cette intension-là. C’était plutôt les bonnes questions qui étaient posées plutôt que de se demander comment refaire comme avant à l’heure du Covid, comment on peut saisir ce moment pour faire de la recherche et développement sans avoir une obligation de résultat immédiat, comment toucher des publics qui ne viennent pas d’ordinaire, c’était plutôt très rafraîchissant.

La méthodologie du groupe des 52 était aussi agréable. D’une part, les réunions Zoom ont le gros avantage de ne pas bloquer une demi-journée pour une réunion de 2h quand on n’est pas sur Bruxelles. Et puis le fait d’être répartis en petits groupes avec un rapporteur permettait à tout le monde de s’exprimer là où dans une discussion plénière on reproduit le jeu des dominations rhétoriques, le travail en petits groupes permet de casser ça et d’avoir une parole collective. Il y avait avec ce système de la bienveillance dans le groupe. C’est vrai que ces réunions sont passées dans un laps de temps très court et à un moment où on commençait à envisager le déconfinement, il y avait la perspective du mois de juillet donc les machines se relançaient. Si ça avait été au mois d’avril où tout était à l’arrêt chez tout le monde, il y avait matériellement plus de temps, mais je crois que chaque méthodo a son travers, ici, pour quelque chose qui s’est passé en aussi peu de temps, c’était plutôt une expérience très enrichissante qui mériterait d’être poursuivie et approfondie.

En ce mois de septembre, s’il fallait cibler une seule urgence pour accompagner valablement la culture dans le contexte de l’après-confinement, quelle serait-elle ?

Cela pourrait paraître être une réponse bateau, mais je dirais que le financement des institutions culturelles doit être garanti parce qu’intervenir dans l’espace public, forcément ça coûte et ça ne rapporte pas en billetterie et jouer devant un public restreint idem. Le danger avec le fait de jouer devant un public restreint, c’est risquer de renforcer les inégalités en termes d’accès à la culture. Ne vont aller au spectacle ou au musée que les personnes qui sont déjà convaincues, ceux qui ont une appétence pour la culture, ceux qui ont le plus souffert du manque de propositions culturelles pendant le confinement. Et puis que faisons-nous avec tous les autres ? L’interdiction des sorties scolaires, c’est dramatique, les personnes plus âgées vont moins oser sortir, il y a donc une mission démocratique à ne pas oublier ceux qui ne viennent pas. Il faut vraiment essayer de jouer sur ces deux extrêmes : oui la reprise en salle d’autant que le secteur des arts de la scène est vraiment demandeur, mais certainement pas oublier tous les autres, sinon, on ne va faire que réduire le public et s’adresser aux supra-convaincus.

La proposition du rapport du groupe des 52 insistant sur le développement de la médiation culturelle va dans ce sens. La création est parfois déconnectée d’un territoire et ce sont les mêmes spectacles qui tournent en Belgique, en France ou ailleurs. À l’inverse, le socio-culturel est très ancré dans le territoire. Avec les appels à projet « Un futur pour la culture » lancés par la Fédération Wallonie-Bruxelles, en essayant d’insuffler des résidences, des propositions, des créations en lien avec des habitants et des associations, il y a une volonté de reconnecter le pôle socio-culturel avec le pôle artistique. L’Eden a reçu plusieurs candidatures, on ne peut en soutenir qu’une, on a pris la proposition qui nous semblait la plus innovante de la part d’un collectif qui vient plutôt du domaine des arts plastiques et qui va faire une recherche autour de la question des manifestations socio-artistiques à caractère folklorique. On est bien dans le lien entre socio-culturel et art.

Le groupe des 52 s’est mis en place pour répondre à une urgence sociale. Si le travail continue, il faudrait ajouter un autre pôle qui tourne autour du socio-culturel. Les artistes ont évidemment un rôle hyper important, et on défend bien sûr un vrai statut d’artiste et tous les combats du secteur, mais en temps que centre culturel, l’Eden travaille avec des écoles de danse, avec des collectifs de slameurs, des gens qui ne se revendiquent pas nécessairement comme des artistes ou des professionnels mais qui ont bel et bien des pratiques culturelles. Par exemple, la danse, c’est la pratique culturelle qui est probablement la pratique culturelle la plus répandue chez les adolescentes aujourd’hui, le secteur de la danse, c’est entre la culture, le sport, c’est considéré comme privé par la culture non marchande, et pourtant il y a des écoles de danse qui font un travail proche d’une maison de jeunes dans le côté pédagogique, c’est typiquement le genre de considération qui n'est prise en compte par personne aujourd’hui.

acteur sur scène à contre-jour
© Alberto Bigoni - Unsplash

Avez-vous d’ores et déjà mis en application certaines idées développées dans le cadre du groupe des 52 ?

Comme expliqué plus haut, disons que la médiation culturelle (qui est un des axes majeurs du rapport remis début juillet 2020) est déjà au cœur du projet de l’Eden.

Que diriez-vous au public pour l’encourager à revenir dans les différents lieux culturels ?

On a plutôt l’impression que le public est là. On a repris dès le 20 août 2020 avec des petits spectacles dans notre brasserie pour 40 personnes, il y avait de l’humour, de la musique, du burlesque, c’était des formes qui nous semblaient compatibles avec le fait de rester assis et de boire un verre. Alors, être sold out à 40 personnes, c’est facile évidemment, ce n’était pas des spectacles à 350 assis ou 700 debout comme on fait d’habitude, mais on a plutôt ressenti une envie et beaucoup d’encouragement des personnes qui fréquentent l’Eden pour la reprise. Le souci pour nous est plutôt que les événements se remplissent un peu trop vite. Quand on va reprendre dans la salle, on va tenter à 80 et peut-être monter à 100 en adaptant en cours de route. Ce sont des jauges ridicules, dans les séries de théâtre que l’on propose à l’Eden habituellement, on joue parfois 7 fois complet à 350, on touche des réservoirs de 2000 personnes. La question du retour du public ne nous fait pas du tout peur, que du contraire, on refuse des personnes pour l’instant, d’où le fait de garder des espaces pour toucher d’autres gens et faire autre chose.

Qu’avez-vous prévu de faire comme prochaine sortie culturelle (pièce de théâtre, rencontre littéraire, etc.) ?

Je vais aller saluer les copains : le Rockerill reprend ses concerts le 18 septembre 2020, le Théâtre de l’Ancre à Charleroi ouvre sa saison vers la fin du mois de septembre 2020. Je me rendrai d’abord chez les copains et les partenaires culturels, et puis hors de Charleroi.

À découvrir aussi

  • Écrit

Dossier #Étude sur les auteurs et autrices de livre : interview du comité d'accompagnement

  • Interview
« Seul on va plus vite, ensemble on va plus loin.

Métiers du spectacle vivant : Arnaud Timmermans, Producteur

  • Interview
par Maud Joiret dans le cadre du Festival d'Avignon 2014.   Quel est ton parcours ? J’ai fait des études de philosophie. J’ai terminé en 2009, en parallèle avec un master en histoire du...

C'est lui qui nous le dit

  • Interview
Jacques De Decker s’est prêté au jeu de l’interview le temps de poser un regard sur son parcours de « Passeur polygraphe ». Un retour enrichi par la distance…A parcourir sur Bela, l’intervie...
  • Écrit

Pauline Bernard : « Il y a souvent des idées qui naissent de rencontres »

  • Interview
Quel est le rôle d'une bibliothèque aujourd’hui ? Pendant une dizaine de minutes, la directrice de la Bibliothèque communale francophone d'Ixelles Pauline Bernard répond aux questions de Be...