Au Festival d’Avignon, peut-on être un « In dans le Off », et faire voir et entendre les marges ? On dirait bien que les DomsLe Festival Off d'Avignon se déroule aux Doms du 7 au 28 juillet 2022. y arrivent, sans manigance mais avec intelligence, en programmant notamment tout le mois de juillet, à midi, Koulounisation« Koulounisation » sera repris au Rideau de Bruxelles du 29 novembre au 9 décembre 2022., un spectacle-conférence qui n’est pas que cela. Une enquête sous la loupe linguistique, un parcours dans le passé des puissances coloniales, des populations colonisées, et ses reflets dans le présent.
Pour Bela, la journaliste Marie Baudet a rencontré Salim Djaferi, concepteur, auteur et acteur de Koulounisation. Résultat : une réflexion autour d'un double anniversaire, les 20 ans du Pôle-Sud de la création scénique en Belgique francophone, les 60 ans de l'indépendance de l'Algérie.
Regard enthousiaste
« En dehors des spectacles eux-mêmes – je n’en ai pas encore vu suffisamment pour me prononcer sur la programmation complète des Doms –, j’ai des affinités plutôt de luttes de personnes ou de groupes minorisés, comme ceux que mettent en évidence Paying for it [du collectif La Brute, où il est question de travailleurs et travailleuses du sexe] ou Lilith(s) [par Lylybeth Merle, à propos de sa démarche de transition]. En tout cas je trouve super que les Doms ouvrent la voie, donne de l’écho à ces messages, à ces personnes », explique Salim Djaferi.
On ajoutera à cela le Prix Jo Dekmine 2022 attribué à Lucile Saada Choquet, autrice et performeuse de Jusque dans nos lits. Là aussi une parole accueillie et une écoute active de l’expérience des personnes concernées par le racisme, le poids du passé colonial, l’identité morcelée. « Cela montre un vrai travail mené aux Doms, dans ses choix, sur des sujets décoloniaux, transféministes, écologiques », se réjouit Salim Djaferi.
Opération diffusion
Koulounisation avait bénéficié du soutien des Doms en amont, et de la présentation d’une étape de création au théâtre Épiscène d'Avignon lors des Francophoniriques 2020. Une édition concentrée, pour cause de pandémie, en une journée destinée aux pros.
Pour sa création en Belgique, le spectacle n’a pu s’appuyer que sur trois dates, aux Halles. Une fenêtre étroite mais suffisante pour éveiller l’intérêt d’autres structures – outre l’Ancre déjà engagé dans la coproduction.
La diffusion, fer de lance du théâtre des Doms dès son éclosion il y a 20 ans (avec un succès divers mais certain : une programmation dans le festival Off aux Doms donne aux compagnies sélectionnées une visibilité dont les retombées peuvent aller loin en matière de dates et de tournées), ne doit pas éclipser le fait que les artistes s’adressent avant tout au public.
« Jouer pour des pros, batailler pour la diffusion, c'est la chose qui me plaît le moins au monde », sourit Salim Djaferi en se souvenant de ses craintes « transformées par la réalité ». Tout « stratégique voire politique » soit le rôle du théâtre des Doms, « je ne peux que saluer ses prises de position ».
L’alchimie du débordement
Quel que soit leur nombre, les pros ne remplissent pas la jauge. Or il a suffi de quelques représentations à Koulounisation pour afficher complet. « Je ne peux me résoudre à penser que ce n’est que pour la qualité du spectacle. Il y a quelque chose que le public a besoin d’entendre. » Au rendez-vous, le public est bien là. Et au-delà.
Si le performeur joue les prolongations pour rencontrer les programmatrices et programmateurs potentiels de son spectacle, ce sont surtout « les gens » qui viennent à lui. « Très vite, après chaque représentation ou presque, une personne veut me raconter quelque chose. Pas seulement me féliciter ou me dire que c’était super. Mais me confier comment il ou elle a grandi en France, a changé de nom, comment il ou elle a découvert que son grand-père était soldat en Algérie... Différentes histoires résonnent sur différents fils que tire le spectacle. Une spectatrice d’origine martiniquaise m’a parlé de son nom de famille, très beau, et qui s’est révélé être un vestige de l’esclavage... »
Un témoignage qui a rassuré Salim Djaferi quant au fait que Koulounisation ne demeure cadenassé ni dans sa propre histoire ni même dans celle de la France et l’Algérie. Un débordement bienvenu. « Au départ j’avais à la fois des objectifs et des warnings, des alertes : ne pas trop se plaindre, ne pas tomber dans le pathos, ne pas parler de moi ou de ma famille, même si je le fais pour des raisons pratiques d'accès aux données, de narration. C’est de cette idée aussi qu’est née la scénographie : ne pas se cantonner dans la tête, la théorie, l’explication. » De même, si l’idée d’exposer des documents, des papiers officiels inquiétait l’artiste a priori, les avis émis au cours du processus créatif l’ont rassuré : « Justement, ça permettait d’ouvrir davantage, car on en a tous et toutes, des choses banales dans nos vies mais qui définissent des droits, des statuts, des injustices. »
Quant au fil, déroulé tant dramaturgiquement que physiquement, il esquisse une ligne du temps. « On va de 1830 à aujourd'hui. » Un outil simple et beau qui a « concrétisé cet objectif : ne pas regarder le passé seulement, mais voir comment il résonne dans notre présent à nous ».
La vertu des chiffres
Là où Alain Cofino Gomez, directeur des Doms, regarde vers l’avenir et loue « l’énergie de la jeunesse » de cette maison née il y a 20 ans aux pieds du Palais des papes, comment Salim Djaferi, programmé en ces lieux en 2022, voit-il et vit-il les dates, commémorations et autres anniversaires ? « Le concept en soi ne me provoque pas de sentiment particulier. J’aurais même plutôt tendance à m’en méfier. Cela dit-il se passe des choses : des documentaires sont sortis ou ressortis, sur Arte et France 2 notamment, des événements ont été organisés. Le 2 juillet, la Flèche d’or à Paris a mis sur pied toute une journée sur le thème Raconter l’Algérie avec des conférences, un karaoké, un concert... Même si les anniversaires peuvent me laisser indifférent, je constate que les commémorations, tous les 5 ou 10 ans – on sait l’attachement aux chiffres ronds –, sont préférables à l'oubli. D’ailleurs il ne s’agit pas que de souvenir, romantique et/ou nostalgique, ça crée du débat, de la réflexion. »
Les anniversaires marquent aussi les absences, les effacements, note l’acteur. « J’étais à Alger en mai. De plus en plus de témoins de 1962 ne sont plus là, ou très mal en point pour avoir vécu des choses terribles entraînant une grande fragilité. Cela questionne, avec ceux et celles qui sont encore là, la filiation, la transmission. C’est extrêmement important, même du côté des colons, où la parole a été très manipulée ou cachée. Il y a une mémoire que l’humain possède et qui ne se trouve pas dans les archives, encore à moitié fermées d’ailleurs... »
Si le souvenir constant et douloureux se révèle vecteur d’épuisement, la commémoration induit que « finalement toutes les énergies se réunissent et se mettent en mouvement. Je suis plutôt pour, à force d’y penser », sourit notre interlocuteur. Touché que le public réagisse au sujet, de le voir s’intéresser « à cette mémoire, à ce nous dont je parle, plutôt que de simplement aimer la forme sous laquelle j’en parle ».
Matière et manière finement articulées, ce dont les Doms se font l’écho cet été, comme chaque saison depuis vingt ans.
En complément de cet article, vous pouvez lire sur La Pointe une esquisse de portrait de la performeuse Lucile Saada Choquet par Marie Baudet.