La science-fiction cherche à explorer les conséquences sociales des progrès scientifiques et techniques en imaginant des futurs possibles, craints ou souhaités. C’est le lieu idéal pour placer l’être humain face à lui-même et le mettre en garde contre des dérives potentielles. Loin d’être un simple exercice d'imagination débridée, les interrogations qu’elle soulève contribuent aux débats et réflexions sur l’évolution du monde. La SF participe d'un exercice de prise de recul nécessaire.
Pour son feuilleton estival, Bela a commandé un texte inédit à des auteurices belges qui font de la science-fiction leur terrain de jeu. Dans leur travail de création, iels développent un point de vue critique sur leur époque en s’intéressant à des thématiques fondamentales d’aujourd’hui comme l’écologie, les catastrophes planétaires, le capitalisme, le féminisme, le colonialisme, etc. La performeuse, chanteuse et compositrice Myriam Pruvot clôture la série avec un texte entremêlé de sons intitulé Des voix dans les poches. Avec cette publication, l'artiste vocale multidisciplinaire signe un nouveau chapitre de ses Singing Archives, une sélection de textes et de performances au long cours où se racontent et se partagent des archives sonores de toutes natures, parfois égarées, souvent perdues.
Ce sont à peine quelques centimètres. Mon disque dur n’a pas survécu, entraînant dans sa chute la disparition de toutes mes données. Trois jours plus tard, je l’envoyais à la société Stellar Data Recovery® : « Un taux de réussite de 95 % et plus de 35 000 récupérations de données réussies par an. » Ça m’a convaincue. J’ai choisi la formule dite « économique » en 5 semaines, puis j’ai attendu.
Première semaine
(Chère/Cher Madame,
Nous vous remercions pour votre commande. Veuillez trouver ci-joint votre contrat de récupération de données et votre Data Information Sheet. À ce stade, notre personnel de laboratoire a besoin d'informations spécifiques de votre part afin d'effectuer le processus de manière ciblée et efficace.
Lemmy Madder, Stellar Data Recovery®)
J’aligne au sol chronologiquement ma dizaine de disques, du plus massif au plus miniature. Je commence à réfléchir à la postérité de mon travail. Non pas que j’ambitionne de léguer mes prouesses à l’humanité à venir, mais me fais plutôt cette réflexion : après des millénaires d’invisibilité, nous, les femmes artistes, allions retomber direct aux oubliettes. À peine aurions-nous eu le temps d’apparaître que c’est l’histoire qui prenait fin.
Certes, il sera toujours possible de lire mécaniquement quelques vinyles fossilisés, d’exhumer le dernier exemplaire d’un ouvrage que l’on croyait perdu ou de reconstituer en d’infinis puzzles des tablettes étrusques. Mais qu’en était-il de nos créations contenues et agencées dans ces objets qu’une simple chute pouvait endommager ? Où puiser dans le passé des formes d’art qui auraient traversé les temps sans aucun support matériel, et ce jusqu’à nous ? La Chanson de Roland, l’OdysséeÀ ce propos, on peut citer la "Théorie de l’oralité" : en 1930, le philologue Milman Parry formule une théorie selon laquelle les épopées homériques auraient été élaborées dans le cadre d’une tradition orale permettant aux aèdes d'improviser directement leurs poèmes devant leur public, le tout sans aucun recours à l'écriture. ?
Voilà, pensais-je, il faut faire de nos œuvres des épopées pour les conserver. Apprendre de manière mimétique les inflexions d’une parole, restituer vocalement le son du vent, d’un mariage en ville, la clameur d’un stade ou le tintement des glaciers. Ça nécessiterait un peu d’organisation mais ça ne me semble pas impossible. Nous devrions nous partager les tâches, à chaque registre sonore son pupitre : animaux, objets, paysages, personnes. Et ainsi autour d’un feu, ou plus probablement d’une ruineRuines qui sont nommées par Isabelle Stengers "décombres technologiquement sophistiqués de nos rêves", citée par Maggie Nelson dans son chapitre sur le climat dans son essai "De la liberté : quatre chants sur le soin et la contrainte" (Éditions du sous-sol, 2022)., se transmettraient des œuvres radiophoniques patiemment retranscrites par des chœurs volontaires.
Le sort de mes archives reposait désormais entre les mains de Stellar Data Recovery®.
Je m’entretenais quotidiennement au téléphone avec une employée de la société, Lemmy Madder, pour connaître les avancées du diagnostique et les probabilités de réussite de l’opération. Lemmy m’expliquait consciencieusement le protocole à venir. J’imaginais mes données isolées dans une chambre stérile, passées au microscope, grelottantes de froid.
Ce que je désirais plus que tout, c’était sauver la voix de Jeanne.
Deuxième semaine
Jeanne a 11 ans et je l’interviewe depuis 6 mois. Je lui pose des questions sur le futur, elle formule ses propres hypothèses avec malice. Je savais qu’il me serait impossible de réitérer la grâce de ces échanges. Lemmy se montrait par ailleurs très prudente quant à l’issue des opérations. Certains fichiers, disait-elle, pouvaient demeurer définitivement corrompus. Il fallait patienter.
La perspective de cette perte me terrassait. Pourtant en sortant du Studio 1, le jour de la chute, mes collègues semblaient fascinés par mon calme. C’est vrai que je suis exercée depuis longtemps à la perte. Et les femmes qui m’entourent y semblent toutes autant familières. Comme si nous nous préparions chacune intuitivement à la catastrophe, sans pour autant nous en émouvoir publiquement.
Mais d’où vient cette endurance, même à l’aune des prédictions les plus alarmistes ?
Possiblement du fait que « perdre » s’éprouve différemment selon son statut social, racial ou national. C’est la raison pour laquelle la plupart des femmes qui écrivent sur le climat, souligne l’essayiste Maggie NelsonMaggie NELSON, "De la liberté : quatre chants sur le soin et la contrainte", Éditions du sous-sol, 2022., cèdent rarement à une posture nihiliste. Bien qu’elles soient parfaitement documentées et intimement convaincues de l’ampleur du désastre.
Peut-être ai-je commencé à chanter pour mémoriser les choses perdues. Avec l’intuition que ma mémoire, souvent, me servirait de valise.
Archive "Sophie ne chante plus"
Troisième semaine
Je ne dis rien à Jeanne pour l’instant, déjà commençait-elle à se lasser de mes questions. « Pourquoi les choses ont-elles des contours ? », lui avais-je un jour demandé. « Pour que la nuit, personne ne rentre dedans », m’avait-elle répondu.
Si Jeanne spéculait sur la mémorisation vocale des informations dont nous avions relégué la tâche aux machines, ce qui la préoccupait davantage c’était les animaux. Et sa manière d’évoquer son futur idéal, isolée dans une maison pleine de bêtes, me rappelait un autre enregistrement précieux consigné dans mon disque endommagé, celui de Sophie.
Bien que Sophie ait 89 ans, sa vie ressemblait en tout point au futur désirable de Jeanne.
J’ai rencontré Sophie en Haute-Corse, dans un minuscule village perché dans le maquis où j’avais planté ma tente aux abords d’une forêt. Chaque jour j’étais réveillée par le son de poules que l’on venait nourrir. Un matin à l’aube je suis sortie de ma tente et je l’ai vue, courbée sur sa canne, au pied du poulailler. À la fin de mon séjour, j’ai sorti mon micro.
Elle avait toujours vécu au village et y mourrait sûrement. Sophie avait chanté toute sa vie et s’était tue après la disparition de son mari. Mais sa voix, qui avait pris les contours de la montagne, demeurait incroyablement musicale. Et j’étais heureuse d’avoir gravé quelque part son timbre aux accents de schiste et de genévrier. Le maquis avait changé disait-elle, la chaleur faisait pousser les citrons en juin et les sangliers ravinaient les jardins depuis que la forêt reculait.
Jeanne et Sophie ne se rencontreront jamais. Pourtant leurs voix logeaient à place égale dans mon disque dur. Peut-être même de les savoir si proches me réconfortait, moi qui me situais à l’exact milieu de leur existence.
Archive "Jeanne et Ursula"
Quatrième semaine
(Chère Madame,
Votre tâche 50807 a été effectuée par notre équipe technique et la récupération est prête pour vous. En raison de la complexité de l’opération, il était techniquement impossible de récupérer 100 % de vos données. Je vous demande donc de bien vouloir vérifier le rapport technique et la liste des fichiers par vous-même avant d'accepter le devis.
Nombre de secteurs endommagés : 178 289 errors
Capacité des données récupérables : 716 dossiers, 11 504 fichiers
Lemmy Madder, Stellar Data Recovery®)
La récupération de mes données était donc faite. Néanmoins, avant de me les restituer et afin d’en valider le contenu, on m’autorisait exceptionnellement à les consulter en ligne, munie d’un code et ce pour une durée de 20 minutes. J’ai ouvert la session et suis directement allée chercher le dossier « Entretien ». Jeanne s’y trouvait, tout comme Sophie.
Comment en étais-je arrivée à m’entretenir avec une enfant de 11 ans sur le devenir du monde ?
C’est que cette figure de l’enfant prophète est tenace. Comme si nous espérions du futur qu’il console le présent de ses défaites à venir.
En montant à l’étage chez Jeanne j’ai découvert Les DépossédésTitre original : Ursula K. LE GUIN, "The Dispossessed", Avon, 1975. d’Ursula K. Le Guin, un roman de science-fiction de 1974. Passée la stupeur de découvrir ce livre dans une chambre d’enfant, je tombais sur un extrait troublant. À la page 348, l’autrice exhorte le lecteur à se tourner vers l’avenir les mains vides et nu. Comme un enfant qui viendrait au monde, vulnérable et dans un dénuement total. Et de conclure solennellement qu’il faut incarner la révolution, qui ne peut se posséder ni s’acheter.
J’en conclus qu’à défaut de posséder mes données, je dois devenir mes données elles-mêmes, mon propre disque dur en somme. À jauger l’émotion qui m’a parcourue à la simple consultation en ligne de mes datas recouvrées, je savais que cette greffe opérait depuis longtemps déjà.
Cinquième semaine
(Bonjour Mme,
Votre numéro de cas est le 50807. Le disque dur externe que vous recevez de notre part est crypté. Le mot de passe pour accéder à vos données est : jrQTSBHX
Lemmy Madder, Stellar Data Recovery®)
J’ai toujours ramassé des choses par terre : des cailloux, des branches, des chansons. De la main à la poche mes outils se sont sophistiqués. Mes micros ont prolongé mon geste, mes enregistreurs ont élargi la surface de ma mémoire. Et c’est depuis ces voix et ces sons glanés que je tisse de nouveaux récits, aussi discrets que celles et ceux qui les émettent.
Dans son texte intitulé The Carrier Bag Theory of FictionTitre traduit : Ursula K. LE GUIN, "La théorie de la fiction-panier", 1986. , Ursula K. Le Guin formule que ce n’est pas tant le contenu de la poche qui importe mais la poche elle-même, le récipiendaire.
Se saisir d’une chose, parce qu’elle est utile, comestible ou belle, ramener cette chose-là à la maison, la ressortir pour la manger, la placer dans un temple ou la diffuser dans un poste de radio, voilà un geste humain séculaire qui devrait subsister au-delà des « ruines sophistiquées de nos rêves ».
La dépouille de mon ancien disque m’a été livré ce matin, j’observe sa coque vide. Dorénavant, Jeanne et Sophie logent dans un nouvel écrin.