Conseils et bonnes pratiques : comment et pourquoi engager un·e sensitivity reader ?

Publié le  03.06.2022

Auteurices de bande dessinée, roman, scénario de film, comment écrire sans perpétuer des représentations racistes, sexistes, homophobes, grossophobes, transphobes, validistes, classistes, putophobes, psychophobes, enbyphobes, etc. ? Comment faire en sorte que son projet ne s’inscrive pas dans une dynamique de reproduction des oppressions systémiques ?

Bela s’entoure de 2 expert·es pour fournir sans langue de bois, avec humour et pédagogie, quelques règles de base pour éviter de perpétuer des stéréotypes et violences, et pour mettre en lumière en quoi la relecture de son projet par un·e sensitivity reader peut s’avérer être une ressource précieuse :

  • Nimuel Gamboa, réalisateurice de film d’animation et illustrateurice : @nimgamboa
  • Murielle Lô, illustratrice et artiste multidisciplinaire : @murielle_lo

Iels sont toustes les deux membres du collectif « Décolonisons l’animation », qui vise à déconstruire et dénoncer les pratiques racistes dans le milieu du cinéma d’animation : page Facebook, profil Instagram et compte Twitter.

dessin d'un homme debout devant un bureau d'hommes devant un ordinateur

Écrire pour… forger les imaginaires

En tant qu’auteurice, nous avons un super métier de création ! Notre travail est visionné, lu, assimilé par le public. Nous avons le pouvoir de forger l’imaginaire de dizaines, centaines, milliers de personnes. Combien de personnes ont regardé la série 24h Chrono dans les années 2000 en se disant « Tiens ? Un président des États-Unis noir ? C’est vrai qu’au fond, c’est possible », comme une prémisse pour préparer les esprits à la présidence de Barack Obama en 2009. On sait aussi que nombres d’inventions technologiques sont influencées par la science-fiction (merci Jules Vernes !) et que la fiction et le réel se répondent. Nos créations s’inscrivent dans la société dans laquelle nous vivons, elles ne flottent pas en dehors. C’est donc un énorme pouvoir que nous détenons au bout de nos plumes, mais avec un grand pouvoir vient de grandes responsabilités, eh oui !

 

Le métier d'auteurice : un métier à haute responsabilité

Lors de l’édition 2018 du Festival de Cannes, deux ans avant que le mouvement Black Lives Matter n’atteigne une portée mondiale suite au meurtre de George Floyd, quinze actrices noires unies pour la diversité montent sur le tapis rouge, pour dénoncer les rôles stéréotypés qui leur sont attribués de manière systématique par les réalisateurices et directeurices de casting… En 2017, le mouvement #metoo fait remonter à la surface l’ampleur d’un problème mondial à l’égard des femmes. Sur le banc des accusés : la culture du viol véhiculée, entre autres, dans d’innombrables œuvres littéraires et cinématographiques, miroirs de nos sociétés sexistes.

Nombre de fictions s’inscrivent sans le vouloir dans des dynamiques oppressives et sortent tous les jours. Or en tant qu’auteurice, si on n’est jamais à l’abri de perpétuer des stéréotypes racistes, des clichés sexistes, des propos grossophobes, des conceptions validistes, des préjugés homophobes, transphobes, et j’en passe, on est par conséquent obligé·e d’admettre qu'on n’a pas toujours toutes les clefs en mains nous permettant d’écrire sans perpétuer des discriminations.

dessin de femmes blanches et noires lors d'un casting

Le métier d’auteurice : une humilité nécessaire

Avant de commencer un projet, est-ce que vous vous êtes posé toutes ces questions :

  • Suis-je au courant des biais de représentation (tropes en anglais) tels que le syndrome de la Schtroumpfette ou de la demoiselle en détresse ?
  • Est-ce que je connais les stéréotypes tels que la angry black woman, la dragon lady, le sassy gay best friend ?
  • Est-ce que je pense au test de Bechdel-Wallace (Liz Wallace et Alison Bechdel) quand j’écris ?
  • Est-ce que je comprends les notions de white gaze, cis gaze, male gaze, fétichisation, exotisation, trauma porn ?
  • Est-ce que je sais définir avec précision la notion de whitewashing et comment l’éviter ?
  • À quoi ressemble l’équipe de mon projet et y a-t-il des personnes concernées par mon sujet qui en font partie, moi y compris ?
  • Est-ce que je suis en train de fantasmer un pays sans le connaître ?
  • Pour quel public est-ce que j’écris et avec qui est-ce que je cherche de la connivence ?
  • Quand je fais des blagues, quelle partie du public rigole ?
  • Suis-je légitime à raconter cette histoire ou bien est-ce que je prends la place d’une personne minorisée qui aurait des choses bien plus intéressantes que moi à raconter sur le sujet ?
  • etc.

Ça va, vous n’êtes pas trop étourdi·es ? Vous avez envie de dire « On ne peut pas savoir tout sur tout, sinon on n’écrit jamais » ? Tout comme comme il existe des expert·es dans des domaines scientifiques, qui peuvent être une source précieuse d’informations rendant nos écrits plus authentiques, il existe aujourd'hui le métier de sensitivity reader !

dessin d'une salle de cinéma avec des gens qui font des commentaires

Qu’est ce qu’un·e sensitivity reader ?

Apparu ces dernières années dans le monde anglo-saxon, on pourrait traduire le terme par lecteurice en sensibilité ou lecteurice en authenticité.

Le travail d’un.e sensibilisation est de relire des manuscrits pour y déceler les propos et situations perpétuant des oppressions, en l’analysant à partir de son expertise de personne concernée.

Son analyse va dévoiler les angles morts d’un projet.

En pratique, ça se passe comme ça :

  1. un·e auteurice (ou maison d’édition ou boîte de production) confie un manuscrit (ou scénario) à un·e sensitivity reader qu’iel aura soigneusement choisi·e en cohérence avec le sujet.
    Exemple : un·e auteurice de livre a écrit une histoire avec un personnage sourd et va demander une relecture à un·e sensitivity reader sourd·e.
  2. lae sensitivity reader va relever les incohérences et émettre des suggestions. Iel est là pour apporter de la nuance, de la justesse à l’écriture d’une scène, d’un personnage. Iel est là pour faire remonter aux yeux de l’auteurice les biais oppressifs de son écriture qui perpétuent des stéréotypes discriminants.
  3. Ensuite, c’est au choix et à la responsabilité de l’auteurice de prendre en compte (ou non) les suggestions.

Voici un exemple de retours d’un·e sensitivity reader :

https://www.writingdiversely.com/_files/ugd/21d770_a81629b1a17c4fa1aa5b089b38948a33. pdf

dessin d'une indienne en train d'être filmée

Est-il opportun d’assimiler le métier de sensitivity reader à une forme de censure ?

C’est un métier encore peu connu par ici. En Belgique on sait à peine que le métier existe, et en France les articles dédiés au sujet crient à la censure et diabolisent le métier. Pourtant, si un.e auteurice écrit sur le Moyen-Âge par exemple, iel va se renseigner, iel va faire appel à des experts.

Il ne s'agit donc pas de brider la créativité mais de développer, d’enrichir une histoire.

dessin d'un homme déposant un scénario de film sur la table de 2 femmes noires

S'agit-il vraiment d’une affaire de sensibilité ?

Mais revenons un peu sur l'appellation « sensitivity reader ». Le but est de fournir une relecture experte de votre projet pour éviter qu'il ne perpétue pas des stéréotypes oppressifs. Est-il vraiment question de ne pas heurter la sensibilité de certaines personnes ? Rappelons que le racisme, comme toute forme d’incitation à la haine, n’est pas une opinion et est puni par la loi.

Le but n’est donc pas de lisser le projet pour n’offenser personne, ce n’est pas une question d’offenses ni de sensibilités, il s’agit de s’inscrire dans une démarche active pour une société plus juste et des représentations décentes. Une autre appellation du métier, moins communément utilisée mais qui nous paraît plus pertinente, est « authenticity reader ».

 

Qui peut se revendiquer sensitivity reader ?

Un.e sensitivity reader est une personne qui questionne le monde avec une volonté d’équité.

D’une part, un.e sensitivity reader doit être personnellement concerné·e par une ou plusieurs identités minorisées.
Exemple : une personne non binaire transmasculine asiodescendante et autiste peut offrir ses services de lecture et pourra relever la transphobie, l’enbyphobie, le racisme, spécifiquement le racisme anti-asiatique, la psychophobie et le validisme lae concernant.

D’autre part, avoir développé une vision systémique des discriminations subies. Iel doit avoir politisé la question.

Iel a en général aussi de l’expérience dans les domaines littéraire ou audiovisuel.

Il se peut que votre projet ait besoin de retours de plusieurs sensitivity readers et nous vous encourageons à avoir recours à l’expertise de différentes personnes.

dessin d'un enfant qui lit un livre dans son lit entouré de ses parents

Les sensitivity readers sont-iels une solution sans faille ?

Mais alors, l’arrivée de ce métier est-elle une aubaine sans encombre qui mettra fin à toutes les discriminations qui pourraient s’immiscer dans nos projets ?

Dans un articleÀ lire via ce lien : https://medium.com/@justinaireland/goodbye-sensitivity-readers-database-e1cbc53044a9 paru aux États-Unis, Justina Ireland, créatrice d’un répertoireUn répertoire de sensitivity readers est accessible via le lien : https://www.writingdiversely.com/directory de sensitivity reader, nous expose les limites du métier :

  1. Lae sensitivity reader peut trouver le projet de base problématique, la discussion avec l’auteurice peut s'avérer difficile et ce sera une tâche délicate pour ellui, s’iel l’accepte, d’associer son expertise à un projet dont la démarche même est à remettre en question. (Eh oui, il y a parfois des projets qu’il vaut mieux s’abstenir d’écrire !)
  2. De plus, il est arrivé que les auteurices se déresponsabilisent de leurs écrits et utilisent les sensitivity readers comme « bouclier » face aux critiques que l’œuvre reçoit à sa sortie, et ce n’est pas le but !
  3. Enfin, l’un des pires scénarios catastrophes serait que les sensitivity readers, qui sont, rappelons-le, des personnes minorisées, mettent toute leur énergie au service d’une classe dominante écrivant des projets à leur sujet… Les sensitivity readers sont souvent, elleux aussi, des auteurices en puissance et ce serait terrible qu’iels exercent ce métier au détriment de leurs propres projets. Le métier de sensitivity reader serait idéal si tout le monde avait accès au métier d’auteurice de la même façon, mais les statistiquesVoir les statistiques du collectif 50/50 via le lien : https://collectif5050.com/fr/nos-etudes nous obligent à admettre que c'est encore loin d’être le cas !

Comment faire en sorte que la collaboration avec un·e sensitivity reader se passe bien ?

Si faire appel à un·e sensitivity reader peut contribuer à ne pas reproduire d’oppressions systémiques dans les fictions, il est indispensable que les auteurices s’éduquent activement en amont :

  • Auteurices, informez-vous ! Livres, BD, réseaux sociaux, séries éducatives, podcasts sont une source intarissable de réflexions et d’analyses permettant de prendre conscience des violences systémiques et des représentations qui les alimentent.
  • Prenez conscience de l’indécence de s’approprier des vécus qui ne sont pas les vôtres, de fantasmer des histoires dont vous ne connaissez rien, du risque encouru de reproduire des stéréotypes et violences, et au final de voir éclore des histoires peu originales que l’on a déjà lues/vues/entendues mille fois.
  • Ne tombez pas non plus dans le piège de faire porter une charge mentale et raciale en demandant à une personne concernée de votre entourage de travailler bénévolement à la relecture de vos écrits, adressez-vous à un·e professionnel·le ! Les personnes minorisées par les classes dominantes, quelles qu’elles soient, sont de manière générale plus précarisées que les autres, soumises à plus de stress, plus susceptibles de voir leur santé physique et mentale mises à mal.
  • Reconnaissez le travail des sensitivity readers, valorisez leur expertise et bien sûr rémunérez-les en conséquence, car leur travail vous est précieux.

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