Dossier #LisezVousLeBelge : le livre squatte les plaines de jeux

Publié le  18.12.2020

Dans cette grande fête où l’on agite avec malice le hashtag #LisezVousLeBelge, Bela a décidé de partir sur les traces du livre, là où on ne l’attend pas. Pour le quatrième et dernier article de ce dossier, on s'intéresse aux formes transversales possibles entre littérature et lieux publics.

Posé, bien aligné, classé parfois, sur son étagère, le livre a des allures de sédentaire. Immobile. Fermé. Quasi inquiétant. Il attend qu’on vienne à lui. L’opération « Lire dans les parcs » retourne la situation : elle fait venir le livre auprès des enfants, là où ils sont en été, dans les parcs et les plaines de jeux.

Tournent, tournent les pages des livres ; le tourniquet est à l’arrêt. Glisse l’imagination ; le toboggan est aplati. S’élèvent haut dans le ciel les émotions ; la balançoire pend, inanimée.

Pendant deux heures chaque semaine en été, les parcs de Bruxelles et de Wallonie sont les lieux d’un phénomène renversant. Les enfants de 3 à 10 ans lâchent pelles et seaux, murs d’escalade ou même terrains de basket, aimantés par des histoires lues par des adultes venus avec des piles de livres jeunesse. C’est la magie de « Lire dans les parcs » qui fêtait sa 20ème édition en 2020. L’objectif est ambitieux : transmettre aux enfants le goût de la lecture plaisir. La stratégie est simple : aller les chercher là où ils sont. La ressource est de première main : des amoureux.euses des livres. « Les parcs et les plaines de jeux sont des lieux propices aux lectures, d’une part parce que les bibliothèques sont moins fréquentées en été et surtout pour aller vers un non-public de bibliothèques. L’accessibilité des bibliothèques n’est pas évidente. Très peu ont une très bonne visibilité. Certaines sont accolées à des écoles, à des maisons communales, le cheminement est parfois tortueux dans ces bâtiments. Il y en une pour laquelle il faut entrer par le commissariat de police. Ce n’est donc pas toujours très engageant. Leur fonctionnement n’est pas non plus forcément bien connu, ni même la gratuité pour les enfants. Au final, il y a beaucoup de freins, il faut passer beaucoup de portes tant physiques que psychologiques », développe Céline Cordemans, la responsable du Centre de littérature de jeunesse de Bruxelles, centre qui chapeaute l’opération « Lire dans les parcs » dans la capitale. Sa collaboratrice Cécile D'Hoir, précisément en charge de cette initiative, résume la quintessence de la démarche d’une phrase : « Le but principal, c’est de désacraliser le livre. » Ce qui veut dire le montrer dans sa proximité, dans sa facilité d’accès, dans sa gratuité (en bibliothèque), tenter de faire prendre conscience à chacun.e que le livre est pour eux. « C’est montrer le chemin de la bibliothèque la plus proche car chaque parc est parrainé par la bibliothèque locale. Et c’est faire sentir qu’on peut prendre plaisir avec le livre, qu’il n’est pas seulement un outil scolaire », ajoute-t-elle.

deux femmes en selfie
© Cécile D'Hoir (à gauche) et Céline Cordemans (à droite)

Le sésame : la relation affective

Le plaisir du livre, l’envoûtement des histoires, l’envie de lire, la joie de se faire lire. La clef de la désacralisation est là. Or ce régal, cette volupté naît chez l’enfant au cœur de la relation. « La lecture plaisir vient avec la relation affective entre celui qui lit, celui à qui on lit et le livre. Les animateurs ont vraiment un rôle de médiateurs, de transmetteurs. Avec eux, les enfants sortent du rapport au livre outil tel qu’il l’est souvent – même si pas toujours – à l’école. Leur lire des histoires a un impact sur leur apprentissage de la lecture, sur leur vocabulaire, leurs capacités à imaginer, à se projeter, leur façon de s’exprimer. Du coup, cette action rejoint la vocation du Centre de littérature de jeunesse et des bibliothèques qui est de donner vraiment du sens à la lecture. Parce qu’alors quand l’enfant arrive en primaire, il sait pourquoi il apprend à lire, il a cette motivation de pouvoir le faire tout seul », explicite Cécile D'Hoir.

enfants et adultes assis dans un parc
© lecture dans un parc de Schaerbeek en 2020 par Yann Renand

L’énergie de la transmission...

Cette gourmandise des mots, ces chemins vers d’immenses champs de possibles se transmettent de grand humain à petit humain. Les animateur.rices de « Lire dans les parcs » sont avant tout porté.es par leur amour des livres, des histoires, du partage de cette joie-là. Elles et ils sont d’ailleurs totalement libres dans le choix de leurs albums jeunesse « car on ne lit bien que ce qu’on apprécie », relèvent les organisatrices. Une séance dure deux heures et est menée par deux lecteur.rices. Depuis six ans, Sarah Cheveau et Célia Dessardo forment un binôme aguerri dont la complicité ajoute encore au moment. Elles arrivent chacune avec leur sac de randonnée chargé d’une bonne trentaine d’ouvrages qu’elles ont pris soin de sélectionner. « J’aime qu’il y ait un peu de tout, explique Sarah Cheveau illustratrice et autrice… d’albums jeunesse, comme sur un plateau repas. Et comme j’ai un amour inconditionnel du livre protéiforme, j’amène des pop up, des livres sans texte, des livres à jouer, ou très grands ou poétiques et aussi des albums qui sont devenus mes classiques, je les lis aisément et ça me permet de me reposer un peu. Car capter l’attention des enfants en plein après-midi, en plein temps de jeu, ça demande beaucoup d’énergie. Cette diversité d’albums permet aussi de varier les intensités et de jouer avec l’auditoire» « Et quand on connaît bien l’autre, enchaîne sa comparse Célia Dessardo, documentariste et co-fondatrice du Festival Dia de Muertos, on parvient à faire de ces deux heures un véritable moment. Celle qui n’est pas en train de lire est actrice, réagit, rebondit, blague. Pour les enfants, c’est quasiment un spectacle. Circulent alors une énergie et un plaisir fou. »

La lecture plaisir vient avec la relation affective entre celui qui lit, celui à qui on lit et le livre. Les animateurs ont vraiment un rôle de médiateurs, de transmetteurs.

femme portant un livre sur sa tête
© Sarah Cheveau

Très affûtées, elles connaissent bien les typologies de publics en fonction des séances ou des parcs : public initié, néophyte ou à faible concentration (gêné par le bruit ambiant, les copains, l’attrait d’une partie de jeu juste à côté, etc.). Célia Dessardo affectionne particulièrement les groupes qui côtoient peu les histoires. « Ça a un côté magique. On voit ces enfants complètement happés par ce qu’on leur amène car ils ne connaissent pas, ils n’en ont pas l’habitude. Et on se rend compte du pouvoir incroyable des histoires », éclaire-t-elle. Son acolyte apprécie beaucoup la stimulation des groupes très habitués à écouter des histoires. « Ils ont les codes, ils devancent la suite et la surprise de la fin. Là, il faut être très fine et il faut donner beaucoup, aller chercher loin car ils attendent d’être surpris », explique Sarah Cheveau.

femme avec un t-shirt noir
© Célia Dessardo

…va aussi des petits vers les adultes

Pour l’une et l’autre, ces séances et cette approche du livre nourrissent leur travail de créatrices. « Cela aiguise mon sens de la narration, pointe Célia Dessardo. Elle est faite de temps différents. Et dans ces séances de deux heures face aux enfants, je teste en permanence l’effet sur le public du rythme, du montage, de l’enchaînement des types d’albums. J’affine ma gestion de la temporalité, de la variation, de la concentration. C’est très riche. » Pour Sarah Cheveau, l’exercice est devenu partie intégrante de sa démarche d’autrice. « En fait, j’ai besoin de ces moments, explique-t-elle. Ils me donnent plein d’énergie, d’idées. Ils me permettent d’être toujours en recherche, aux aguets, d’explorer encore et toujours les facettes si variées des livres jeunesse. Et tous mes livres, je les ai testés lors de ces séances. » Elle lit aussi aux enfants beaucoup d’albums belges. « J’aime bien, alors, contextualiser le livre. Leur dire "tiens l’autrice, elle habite ici, elle est connue dans le monde entier" ou bien "cet illustrateur il a aussi fait ce livre-ci". Je trouve que ça génère une proximité. Ça rend ces livres plus accessibles, plus familiers. » Ou la désacralisation en action.

Ce n’est pas pour autant que les enfants − et leurs parents − vont ensuite se ruer vers les bibliothèques. Mais « Lire dans les parcs » leur montre un chemin de plus vers elles ou leur fait faire un petit pas dans leur cheminement, dans leur acculturation au livre.

Le tourniquet, le toboggan et la balançoire ont repris du service. Charriant des enfants à la tête emplie d’images, de mots, de sensations, de vibrations, de possibles. Pour aller là-haut, là-haut dans le ciel − pour rêver et vivre en grand − les livres rivalisent sacrément bien avec la balançoire.

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