Dossier #LisezVousLeBelge : à l’école, le livre dans la cour de libération
Dans cette grande fête où l’on agite avec malice le hashtag #LisezVousLeBelge, Bela a décidé de partir sur les traces du livre, là où on ne l’attend pas. Pour le troisième article de ce dossier, on s'intéresse aux formes transversales possibles entre littérature et établissement scolaire.
Le livre est partout présent dans les écoles. Outil de base. Mais on peut le rencontrer en cours d’élaboration, en création, en cheminement grâce au programme « Art à l’école » d’ékla qui installe en résidence des autrices et des auteurs dans une classe tout au long d’une année scolaire. Dans un esprit de coopération.
« Madame, je ne pensais pas qu’on pouvait y arriver à faire ce livre », c’est Romain – prénom d’emprunt –, 16 ans – ou plus ou moins – qui a livré cette confession à sa professeure Anne Lefèvre. L’élève en mécanique automobile à l’Institut technique de Namur résume – ni plus ni moins – tout le sens du programme « Art à l’école ». Les adultes à l'œuvre parlent plutôt, eux, d’emmener les jeunes dans le processus de création, véritablement dans la démarche de recherche, sans obligation de résultat ; être dans le faire et aussi dans le voir ou le lire afin de rendre l’art accessible aux enfants. Que sa pratique et, ou sa fréquentation soient possibles voire, dans l’idéal, familières. « Je veux leur apporter quelque chose au niveau artistique, leur faire vivre des moments de magie créative car s’ils ne l’approchent pas à l’école, peut-être qu’ils n’y toucheront jamais, explique Anne Lefèvre, professeure de français. Quand ékla (le Centre scénique de Wallonie pour l'enfance et la jeunesse) m’a proposé un auteur en résidence pour faire de l’écriture poétique, j’ai eu un instant de doute. Mes élèves travaillent en mécanique, en maçonnerie, en électricité, etc., souvent ils ne sont pas très portés sur la lecture et l’écriture. Mais cela a tout de suite collé avec Vincent Tholomé car il prend comme matière le quotidien, en l’amenant de façon agréable et en l’observant avec un recul. On ne faisait pas les séances en classe, on allait aux Abattoirs de Bomel (le Centre culturel de Namur). Les enfants s’asseyaient comme ils voulaient, il y avait une cafétéria, un kicker. Ils le vivaient comme une bulle d’oxygène. Et Vincent Tholomé en a magnifiquement tiré parti. » De ce partenariat est né un livre de poésie, édité par maelstrÖm reEvolution, en 2018, La mécanique automobile.
Goûter au cheminement
Il n’y a cependant aucune obligation, aucun objectif de résultat dans l’opération « Art à l’école » que manœuvre ékla. C’est l’une de ses singularités principales. Ce n’est pas le résultat qui est la finalité, mais la démarche artistique. C’est dans cette optique que l’artiste ne vient pas animer un atelier, mais qu’il vient en résidence dans une classe pendant une année scolaire. « Ce qui est primordial, c’est d'envoyer en classe un artiste qui est en création par ailleurs, qui est donc lui-même dans un processus de recherche. Parce que c’est ce qui va conditionner cet état chez les jeunes. Il faut que l’artiste soit lui-même en processus de création pour les "contaminer" », souligne Sarah Colasse, la directrice d’ékla (en minuscule) depuis 2004. Autre aspect crucial, c’est le binôme constitué par l’artiste et l’enseignant. « C’est un véritable partenariat où chacun compte sur les compétences de l’autre. Ils s’engagent ensemble pour deux ans, pas forcément avec la même classe. Chaque binôme peut aller là où il veut. Nous n’imposons pas de thématique. Par contre, notre dispositif est exigeant. Au préalable, ils font une formation ensemble. Tout au long de la résidence, ils ont des réunions, des rencontres, des moments informels aussi. Les enfants le sentent quand il y a une confiance, une connaissance du cadre, une adhésion », développe Sarah Colasse. Ce qui permet d’éviter un piège peu visible au premier abord : maintenir l’inaccessibilité de l’art, tout en l’amenant en classe. « Si l’artiste arrive avec un langage d’expert et une attitude surplombante, mettant de côté l’enseignant car il n’est pas de son monde, la conséquence c’est que l’enfant ne va pas adhérer à cette proposition extérieure, vue comme élitiste, absconse. C'est contreproductif, ça éloigne les élèves du domaine artistique. Et ceci c’est quelque chose de très clair pour Florence Klein. Ensemble, on coopérait, on parlait d’une seule voix », relate Véronique Persoons qui était enseignante en haute école quand elle a travaillé avec l’autrice.
L’ouverture, la volonté de rencontre doit bien sûr aller dans les deux sens. Florence Klein se souvient de sa toute première résidence, il y a une quinzaine d’années, où, après les dix séances en classe, l’enseignante lui avait déclaré : « Je suis contente que ça ce soit bien passé parce qu’après la première séance, si tu avais été une stagiaire, je t’aurais mis zéro. » « Oui, relativise aujourd’hui l’écrivaine, moi j’arrive en disant "je ne sais pas", "qu’est-ce qu’on fait ?". Soit l’inverse de l’idée du professeur qui vient remplir les enfants. À cela, ékla est très attentif et ne fait pas comme si un artiste dans une classe, ça allait de soi. Il y a un dispositif précieux et très élaboré de médiation avec, entre autres, une préparation en amont de la résidence, des outils, une conseillère disponible. Ce qui me permet de ne pas édulcorer ma démarche artistique. Je propose aux enfants ce que je fais moi-même. Et ce qui fait partie de mon processus d'écriture, ce sont mes allers et retours entre broderie et écriture. Quand j’arrive pour des séances d’écriture et que je fais faire de la broderie aux enfants, cela peut être surprenant. D’où l’importance capitale de la médiation et des rencontres », détaille Florence Klein.
La clef : le ressenti
L’écrivaine (dramaturge et comédienne, aussi) a la particularité, peu répandue, de faire des résidences d’écriture en classe depuis la 3ème maternelle jusqu’aux hautes écoles formant les futurs enseignants. Stupéfiant ? Elle répond, simplement, qu’elle a la même démarche quel que soit l’âge. « Les petits de 3ème maternelle sont très sensibles aux sonorités du langage. On peut jouer avec les sons, les rimes, les répétitions, etc. C’est déjà une initiation à la poésie de se rendre compte que le langage est sons. À cet âge, ils ont déjà un très fort sens des histoires. Là, je prends soin de développer l’imagination et d’aller à la rencontre de la singularité de la langue que chacun a », explique-t-elle. Avec les futurs enseignants, le processus est le même : installer un dispositif afin qu’ils aient la confiance de déployer leur imagination, d’explorer sans craintes leur créativité. « L’approche globale de l’écriture en milieu scolaire est intellectuelle. Pour moi, pas. L’écriture est un rapport au sensible. Les mots viennent traduire les sensations, les émotions, la singularité. Ce qui est fondamental pour moi, c’est que les enfants de demain soient éduqués à tout ce qui constitue un être humain. Et ce n’est pas seulement un cerveau. Si la porte n’est pas ouverte là-dessus chez les enseignants, alors il n’y a pas moyen de transmettre ça aux enfants », éclaire-t-elle. L’analyse est la même du côté de Véronique Persoons, son binôme en haute école : « Le seul moyen que ces futurs enseignants voient l’intérêt de la démarche artistique pour leurs élèves, c’est qu’ils la vivent eux-mêmes. Et qu’ils la vivent dans la bienveillance. Pour modifier les archaïsmes d’une culture professionnelle, il faut avoir une action sur la formation initiale et leur permettre de vivre les choses. Tant que l’émotion n’est pas à l'œuvre, il n’y a pas de trace qui subsiste. Pour transformer une posture professionnelle qui repose sur des croyances, des images, des préconceptions, le discours n’a aucun impact. C’est en vivant les choses, en les ressentant qu’ils vont pouvoir modifier leurs croyances et donc leurs actions. Alors quand ils seront en classe et qu’une offre artistique se présentera, ils pourront la saisir, ils sauront les bénéfices, les enrichissement pour leurs élèves et pour eux. »
Le seul moyen que ces futurs enseignants voient l’intérêt de la démarche artistique pour leurs élèves, c’est qu’ils la vivent eux-mêmes.
Se savoir capable
Et les enrichissements pour les enfants, les adolescents, les étudiants sont difficilement énumérables. Si nombreux, si multiples. C’est se dire, c’est oser, c’est se rendre compte qu’ils sont capables de créer, qu’ils sont intéressants, qu’ils ont des choses à dire qui vont être écoutées, c’est prendre sa place dans la classe, dans la société, dans le monde, c’est se frotter à l’authenticité, c’est voir un adulte douter, se questionner, tâtonner… « Quand je viens dans une classe, dit Vincent Tholomé, poète et performeur, je viens avec mes préoccupations artistiques personnelles. Avec eux, j’avance dans mon questionnement, et du coup, je montre aux élèves que l’écriture ce n’est pas forcément arriver à écrire une nouvelle, un poème, un roman, c’est un cheminement. » Le pendant, c’est qu’il les emmène dans une cueillette d’eux-mêmes leur prouvant ainsi qu’ils ont en eux matière à création. « Pendant le confinement de printemps, je leur ai demandé de s’enregistrer en train de dire ce qu’il se passait autour d’eux. À partir de ça, j’ai fait un travail de monteur. Et les 40 textes ont donné Quarante jours dans la vie de Rocco Mc Call publié début juillet. Cette publication, les retours que les gens font sur leurs textes, cela montre aux élèves persuadés d’être nuls en écriture, de ne pas avoir d’imagination qu’ils sont capables », raconte Vincent Tholomé. L’un des textes, de Julien Lernons, a été lu sur Musiq3 dans les capsules « Laurence Vielle lit la poésie ». « Julien a mis trois mois à me dire qu’il était content », sourit le poète.
Toutes les actrices et acteurs de « Art à l’école » sont bien conscient.es de semer des graines. Très peu d’objectifs immédiats. Aucune garantie sur ce que cela donnera dans le futur. Mais la certitude que c’est en semant dans une terre franche, avec une eau claire et la bienveillance de qui veut voir grandir que l’art sera à portée de tous. Champ libre, non plus pré carré.