Le Festival d'Avignon, grand-messe des arts de la scène, s'est ouvert le 5 juillet 2021 pour un mois de spectacles en tout genre. Partout dans la cité des papes, des comédiens, des humoristes et des musiciens en profitent pour mettre en scène leurs talents. Après une édition 2020 annulée, les amateurs et amatrices de performances dansées, jonglées ou interprétées peuvent reprendre la route vers le Sud et faire leur choix parmi une quarantaine de pièces dans le Festival IN et près de 1070 pièces dans le OFF.
Les Doms sont bien sûr au rendez-vous avec une programmation pointue, arty, populaire : celle d'une nouvelle scène qui se plaît à agiter le réel en s'inspirant de l’existant, du vivant, de l’authentique. Qui se cache derrière cette jeune création belge francophone ? La journaliste culturelle et romancière Aliénor Debrocq est allée à la rencontre de Magrit Coulon, du collectif La Station, de Lara Barsacq, d'Ilyas Mettioui et de Chloé Larrère afin de dresser le portrait de cette nouvelle génération d'artistes belges.
Vitrine avignonnaise de la création belge francophone en arts vivants, le Théâtre des Doms cherche à montrer ce que notre communauté a de plus innovant et de plus singulier au sein du paysage international réuni dans la cité des papes chaque été. À la tête de l’institution depuis six ans, Alain Cofino Gomez présente cette fois encore une sélection à la fois pointue et accessible, qui fait la part belle aux créateurs émergents. « Plusieurs spectacles de cette édition ont pour principe le document ou le réel, ce qui témoigne d’une certaine façon d’aborder le plateau » déclare l’homme, pour qui ce fil rouge s’est imposé avec naturel, tout comme l’hybridation des genres : « Il devient compliqué de mettre des étiquettes sur les spectacles, on se défait d’un genre pour en mélanger plusieurs, les explorations entre théâtre, danse et performance sont nombreuses. »
Autre tendance qui se dessine : celle de la pression sociale et du regard critique porté sur elle. Cette « uberisation » des individus est au cœur d’Ouragan, création du comédien, dramaturge et metteur en scène bruxellois Ilyas Mettioui, également présent à Avignon en tant qu’assistant et dramaturge de Tiago Rodrigues (nouveau directeur du Festival d’Avignon) pour La Cerisaie, programmé dans le IN. C’est dans les rêves collectifs que sa génération n’a pas ou qu’elle n’arrive pas à formuler qu’Ilyas Mettioui a vu naître son spectacle : « Je veux raconter comment nous vivons ces violences qu’on voit moins ou pas tout de suite. Ne sommes-nous pas tous un rouage actif de cette machine ? L’objectif n’est pas de justifier les violences quelles qu’elles soient, encore moins de culpabiliser le spectateur. L’envie est plutôt de tenter de comprendre comment elle est vécue, d’atteindre une vue d’ensemble. » Sur scène, cinq performeurs aux univers contrastés forment une fresque exprimant la singularité de chacun à travers son rapport au corps et au mouvement. Un spectacle puissant qui traite à la fois du racisme, des injustices sociales et de la consommation, comme une course à la survie.
Prix du jury international au Festival Émulation à Liège en 2019, Parc est la troisième création du collectif La Station, né de la rencontre entre Cédric Coomans, Éléna Doratiotto, Sarah Hebborn et Daniel Schmitz à l’École d’Acteurs du Conservatoire de Liège (ESACT). Un récit à l’odeur de chlore et de sang, situé dans les coulisses d’un parc aquatique où quatre membres du personnel sont sur le point de vivre un drame qui les forcera à regarder l’envers peu reluisant du décor. Une comédie noire qui exhume les désenchantements de la génération « Sauvez Willy » en déployant des personnages qui voient s’effondrer leurs croyances les plus établies. S’ouvrent alors des gouffres aussi sensibles que cruels, qui exploitent les failles de notre société du divertissement. « Il y a dans notre théâtralité quelque chose de la cour de récréation » déclarent les membres du collectif : « Un enfant retient ce qu’il a vu la veille à la télévision et le reproduit dans un coin, avec ses camarades. À l’abri du regard des professeurs, ces enfants réunis sous le préau s’embarquent dans leurs propres réinterprétations. En buttant sur certains détails et en se les réappropriant, ils trouvent un certain état de jeu qui les captive. » C’est cet état, cette tentative de reproduction maladroite, excessive et naïve, que La Station recherche.
Pour sa première création, la metteuse en scène franco-allemande Magrit Coulon signe une chorégraphie poétique sans concession où l’on observe le temps et le silence se déployer. Formée à la mise en scène à l’INSAS, elle s’est progressivement éloignée du théâtre de texte pour s’intéresser à l’écriture de plateau innervée par une recherche documentaire. Prix Maeterlinck de la meilleure Découverte, sélectionné au Festival Impatience à Paris, Home – Morceaux de nature en ruine pose un impressionnant cadre de réflexion sur la vieillesse : d’un tableau à l’autre, Magrit Coulon déploie la rythmique d’un quotidien en huis clos, la mécanique des mouvements, des souvenirs et des espérances, donnant à voir la maison de retraite (le « home » en Belgique, l’EPHAD en France) dans toutes ses dimensions. Au cœur du processus, l’architecture et le temps : « Comment un espace se raconte ? Comment le temps se déplie ? » Magrit Coulon offre une exploration très fine de ce monde à part, fruit de ses observations et de ses rencontres avec les résidents d’une maison de retraite bruxelloise.
Chorégraphe associée à Charleroi-Danse, danseuse et comédienne, Lara Barsacq est aussi l’arrière-petite-nièce de Léon Bakst, célèbre peintre, décorateur et costumier des Ballets russes. Une ascendance qui l’a menée à passer son enfance baignée dans ce riche héritage, révolutionnaire : « Mon envie de danser est apparue quand j’étais enfant grâce à un poster qu’il y avait à la maison. Ses tableaux sont très chorégraphiques, ils m’évoquaient inconsciemment une certaine idée de la liberté du corps. Des années plus tard, je me suis dit : ce serait magnifique de faire une partition chorégraphique à partir d’eux. » Profondément marquée par les reproductions de son aïeul, dont celles représentant Ida Rubinstein – la muse, danseuse fascinante et exotique –, Lara Barsacq a entamé depuis quelques années un processus de recherche reliant son histoire intime à celle de la danse. Elle crée le solo Lost in Ballets russes, dans lequel elle mêle archives, fiction et documentaire, partant de rituels autobiographiques et de la matière même du réel, envisageant la danse comme un rite qui transcende le temps. Elle complète ensuite ce diptyque avec le trio IDA don’t cry me love, nominé aux Prix Maeterlinck de la critique dans la catégorie du meilleur spectacle de danse 2020.
Invitée à créer une forme courte dans le cadre de la « Garden Party » lancée pour la première fois cette année aux Doms, Chloé Larrère raconte dans un concert-fiction comment le foot contamine le théâtre : Ce baiser soufflé sera pour toi propose une performance construite autour de matières documentaires récoltées auprès de personnalités du monde du football. On y parle d’amour, de solitude et d’ascension sociale, du monde ouvrier et des actrices, du spectacle total qu’est le foot et des émotions qu’il suscite. Une proposition performative légère qui en fait un moment rafraîchissant – comme une mi-temps entre deux spectacles !