La lecture n’est pas qu’un acte solitaire : texte de Romain Detroy

Publié le  14.05.2021

À l'heure où tous les salons du livre sont reportés ou expérimentent de nouvelles voies numériques, Bela a voulu connaître la place qu’occupe un tel événement dans la vie d’un.e opérateur.rice culturel.le. Est-ce nécessaire d’y participer ? Qu’est-ce que cela apporte ? Est-ce agréable ? Qu’est-ce que l’on y fait ou cherche ? Est-ce un lieu de contacts privilégiés (avec des maisons d’édition, des collègues libraires, des auteur.rices, etc.) ?

Autant de questions auxquelles le chroniqueur, réalisateur, responsable du projet SonaLitté et libraire aux Yeux Gourmands Romain Detroy a tenté de répondre dans un texte qui nous rappelle judicieusement l'essence d'un salon littéraire peu importe sa forme : fédérer une communauté de lecteur.rices.

J’avais 12 ans. Je lisais les livres de Roald Dahl, les bandes dessinées du journal Spirou et les romans d’Amélie Nothomb. L’école primaire de mon village prévoyait une sortie à la Foire du Livre de Bruxelles. Déçu d’apprendre que Roald Dahl ne faisait pas partie des auteurs invités parce qu’il était mort (et qu’ainsi mon exemplaire de James et la Grosse Pêche ne serait jamais dédicacé), j’étais néanmoins ravi de monter dans l’autocar et d’être lâché dans la jungle de Tour & Taxis.

Je suis revenu les bras chargés de BD dédicacées. Mais sans signature d’Amélie Nothomb : la file d’attente était interminable, le bus scolaire ne pouvait pas m’attendre. Je ne savais presque rien de la romancière, j’ignorais encore ce qu’était un best-seller. J’étais époustouflé de constater que je n’étais pas le seul à l’apprécier. Je découvrais pour la première fois cette idée aussi simple que merveilleuse : la lecture n’est pas qu’un acte solitaire. Elle participe aussi, simultanément, à la construction d’une communauté. Chaque semaine ou presque, cette scène se produit à la librairie : « Bonjour, je cherche Croire aux fauves de Nastassja Martin / Le quatrième mur de Sorj Chalandon / L’Art de la joie de Goliarda Sapienza (liste non exhaustive). Vous pourriez l’emballer ? Je souhaite l’offrir, parce qu’on me l’a offert aussi, et ce livre a changé ma vie. »

On ne devrait jamais perdre de vue qu’une œuvre littéraire, de fiction ou non, possède ce pouvoir-là. Celui de rassembler, de fédérer, de créer du lien. Les festivals littéraires, les salons et autres foires du livre cristallisent ce sentiment d’appartenance et de reconnaissance. On pourrait pester longtemps contre certains aspects mercantiles de ces grands rassemblements. Mais tout de même, il y a de la beauté dans ces allées sursaturées, dans ce public hétéroclite, dans cette foule curieuse, dans la diversité des livres proposés.

Adolescent, j’ai longtemps coché toutes les rencontres qui m’intéressaient dans les programmes de la FLB et tenté d’assister au maximum d’entre elles dans un temps limité. Voilà au moins un avantage de cette édition 2021 intégralement numérique : la possibilité d’écouter chaque rencontre, d’écouter véritablement ce que les auteurs et autrices ont à raconter, à l’abri du bruit, dans son salon ou dans son lit.

Si certains visiteurs se déplacent pour les rencontres et séances de dédicaces, d’autres viennent pour flâner. Heureux soient celles et celles qui déambulent de stand en stand, au petit bonheur la chance, car la sérendipité est à leur portée. En 2012, j’ai été subjugué par la poésie féroce de la dramaturge moldave Nicoleta Esinencu. En 2015, j’ai découvert et adoré la prose d’Océane Madelaine. En 2017, Caroline Lamarche. En 2019, Lize Spit. Le point commun entre ces autrices ? Je les ai entendues puis écoutées par hasard à la Foire du Livre. J’ai parfois mis des mois ou des années avant de les lire, mais je ne les ai pas oubliées. Ce temps de latence et d’infusion – pourquoi un titre remonte-t-il soudain en haut d’une pile de livres à lire ? – n’est pas quantifiable.

Quand on se retrouve de l’autre côté, éditeur ou éditrice, auteur ou autrice, journaliste littéraire, programmatrice culturelle, diffuseur, distributeur ou libraire, c’est frustrant. Répondre présent à ce type d’événement offre une visibilité, mais nécessite de l’organisation, du temps et de l’argent, parfois pour des résultats décevants. La frustration générée par le peu de livres signés ou écoulés, par le nombre de visiteurs en baisse, par l’absence de likes ou de partages sur nos pages est légitime. Mais n’oublions pas les échos différés, les résonances tardives, tout ce qui par essence est incalculable mais existe pourtant. Les échanges partagés, les idées glanées, les histoires entendues, l’expérience vécue.

Début mai, dans le cadre de la Foire du Livre « hors les murs », nous avons reçu à la librairie deux classes de troisième primaire de l’école Ulenspiegel. Les élèves étaient accompagnés de leur institutrice, de leur bibliothécaire et de l’illustratrice Françoise Rogier, qui leur a présenté un florilège de livres originaux. Tous les enfants ont reçu un bon pour rentrer chez eux avec l’ouvrage de leur choix. Certains sont repartis avec des romans de Roald Dahl (qui à mon grand regret continue d’être mort mais dont les livres sont bien vivants), d’autres avec des albums de Marine Schneider, de Kitty Crowther, de Bernadette Gervais ou de Loïc Gaume. Il fallait voir leurs sourires au moment de sortir, leur sésame sous le bras. La librairie était soudain bruyante, joyeuse, vivante. C’était la foire (sans majuscule). Et, je l’espère, un salutaire avant-goût de ce qui nous attend à nouveau.

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