Le grand bordel organisé – mashup freestyle du début de l’été sur le travail de Selma Alaoui
Le grand bordel organisé
– mashup freestyle du début de l’été sur le travail de Selma Alaoui
Un portrait réalisé par Maud Joiret dans le cadre du partenariat de BELA avec Grand Angle, le Salon d’artistes belges francophones des arts de la scène – Théâtre des Doms, Avignon, 17 & 18 juillet 2014. Selma Alaoui participe à Grand Angle avec L’amour, la guerre.
« L’objectif d’un spectacle n’est pas de raconter ma vie – tout le monde s’en fout, de ma vie ». Elle a raison, bien sûr, Selma Alaoui. N’empêche, si ses spectacles prennent aux tripes, c’est non seulement parce qu’elle les a ancrés dans des thématiques ultra humaines – la mélancolie, l’amour, la revanche – mais aussi parce que s’y joue l’expression d’un sensible, d’un vécu. Notamment dans les ricochets dialogués à la banalité si crue, si vraie, qu’elle vous épluche la chair de poule en même temps que l’en-dedans rit de son propre ridicule. Dans son théâtre, on se cherche avec rage et une joyeuse désespérance une identité entre l’avant et l’après, entre la famille, l’Histoire et soi, on grimpe sur un palmier, on sniffe la mousse d’un jacuzzi, on parle de fureur mais posément avec des masques de bêtes sur un canapé (en peignoir rose), on est mort et puis on éructe, on fait des ronds à bicyclette.
… Mais c’est aussi ce qu’elle dit (l’exergue a ses limites)(on aime l’effet mais on ne veut pas mentir sur l’intention de l’autrice), elle qui est une grande lectrice d’autofiction et de journaux : la matière autobiographique la travaille de l’intérieur. Jamais sans pudeur. Elle aime l’auto-chose et ça l’agace aussi. Chouïa de Selma :
Selma Alaoui est née au Maroc. À cinq ans, sa famille déménage en France (et bougera pas mal dans tout l’Hexagone). Scolarité plutôt brillante. Issue d’un milieu modeste, elle est naturellement encouragée à réussir de « bonnes » études pour avoir un « vrai métier ». Alors qu’elle fréquente les clubs théâtre depuis toute petite (en « option légère » au lycée, après coup l’expression est cocasse) et qu’elle s’est spontanément développée dans le jeu (mais elle ne lit pas les pièces de théâtre, elle les joue), elle s’inscrit en lettres classiques à l’université Lille III et obtient sa maîtrise à 21 ans, tout en montrant plus d’intérêt pour les répétitions de sa troupe amateure que pour les pérégrinations des hoplites antiques. Elle ne s’arrêtera pas là. Il y a un appétit de justesse, de prise de risque, d’expérience. Avec Selma, on n’arrête pas de grandir. Une espèce d’exigence sur l’existence. Sur les conseils avisés d’un de ses professeurs, Arnaud Anckaert, elle passe le concours de mise en scène à l’INSAS. Par sécurité, elle s’inscrit aussi au Conservatoire de Bruxelles en interprétation mais, une fois admise en mise en scène, abandonne son second choix. Sans regret. Les quatre années de formation à l’INSAS sont intenses. Depuis le début, on l’y encourage à jouer. Mais une sorte de résistance persiste : metteure en scène, c’est plus sérieux qu’actrice.
« En fait, tu es comédienne », lui dit un jour Armel Roussel (dans les distributions duquel elle figurera, d’ailleurs). Il lui semble parfois, quand elle regarde derrière l’épaule, que son jeune mais solide parcours est jalonné d’évidences comme celle-là, qui crépitaient insensiblement jusqu’à ce qu’elle les voie, parce qu’il était temps. Elle réalise les deux dernières années à l’école en double parcours : interprétation et mise en scène. Epanouissement. Chacune des pratiques nourrit l’autre. Et puis l’écriture, aussi.
Avec Anticlimax, sa première mise en scène professionnelle créée avec Mariedl (son collectif avec Emilie Maquest et Coline Struyf), puis Black tarentula, elle goûte à la réécriture de plateau. Mais c’est surtout dans deux autres créations, I would prefer not to et L’amour, la guerre, que son geste d’autrice se pose et s’affirme. Confidence amusée : elle écrit depuis « toujours » - des poèmes et des journaux, dans une approche un peu romantique qu’elle n’a cessé de dynamiter depuis. On a envie de dire « à la Selma » : avec rigueur. Lors de la tournée d’Hansel et Gretel (texte et mise en scène d’Anne-Cécile Vandalem et Jean-Benoît Ugeux), dans la solitude des villes inconnues et le temps enfin retrouvé, loin des rendez-vous bruxellois, elle tient des carnets qu’elle noircit tous les jours, de façon désordonnée, mais avec discipline. Des petits récits d’autofiction, quelques lignes sur un spectacle, des poèmes, l’émotion du jour : une forme libérée d’où naît le désir d’écrire des spectacles. Plus tard, au Grand Palais, une exposition sur la mélancolie la marque profondément. Un champ immense s’ouvre à elle, apparaissent des figures émergentes, des lieux, des cadres d’histoires. Avec la matière engrangée dans ses carnets, la dynamique d’écriture, des films, ses lectures (elle puisera surtout dans l’œuvre de Melville et Witkiewicz), elle réalise un mashup des personnages et des histoires et tord l’ensemble jusqu’à obtenir un premier texte si abouti qu’il ne bougera presque pas entre les répétitions et la première.
Pour L’amour, la guerre, sa méthode change du tout au tout. Avec le réalisateur et dramaturge Bruno Tracq commence une année de scriptdoctoring. La dernière partie de son texte n’est pas écrite quand elle commence à travailler avec les comédiens. Elle pose des dialogues en forme de possibles : il peut lui arriver ça ou ça. Si dans IWPNT le parcours des personnages pouvait paraître plus bordélique ou incohérent (l’écriture avait quelque chose de plus instinctif), ici, elle calibre les intentions. La question du « je » dans le jeu, elle la dépasse et tente de composer avec les règles de la fiction, en cadrant, en tirant les fils jusqu’au bout.
Parce qu’elle sait ce que le plateau veut dire, parce qu’elle-même dit les mots des autres dans de nombreux spectacles, parce qu’elle a un lien profond avec les interprètes, son théâtre est physique, et ses textes portent l’empreinte des mots des comédiens – jusque dans les tics de langage. On dirait que c’est un théâtre qui veut tout prendre, parfois. Qui n’en a pas assez. Qui donne tant et qui donne faim. La générosité du générique qui clôt L’amour, la guerre, truffé de noms d’auteurs, de musiciens, d’artistes, en est la preuve et c’est comme une première prise. Une promesse d’ivresse et un acte d’amour. C’est un théâtre dans lequel on se jette – et les scénographies servent son élan. Elle qui dit ne pas fonctionner par « visions » quand elle pense à une création, mais qui les sent surgir sur le plateau, a l’intelligence de trouver les accords esthétiques et les talents vivants. Et pas que.
Il y a un appétit de Selma. Et c’est le début de l’été.
photo: © Alice Piemme _ AML