Bête(s) de style(s)

Publié le  09.09.2010

Pasolini va bien à Dussenne.

Le théâtre de Pasolini pense et bande et sue. Dans ses meilleurs spectacles, celui de Dussenne aussi.

« Bête de style » fait très certainement partie de ceux-là.

 

« Bête de style » est un peu « L'Homme sans qualité » de PPP : il retrace le trajet hasardeux d'un homme qui se cherche dans son époque, le politique, le sexuel et le littéraire structurant sa réflexion sur fond historique. Après avoir vu la mise en scène de Musil par Guy Cassiers, on se demande en comparaison que penser de la précarité dans laquelle crée Frédéric Dussenne : si son parcours et son travail mériteraient assurément davantage de moyens, c'est précisément ici dans l'absence de moyens et dans la grande proximité avec le public que « Bête de style » trouve sa force.

 

Dans « Bête de style », Frédéric Dussenne se dépasse sans se trahir. La marque de fabrique de son travail depuis des années repose sur une « dramaturgie du débit », une façon d'imposer à ses acteurs des temps d'arrêt extrêmement précis tout au long de la partition textuelle. D'un temps à l'autre, l'acteur a pour mission de dire la portion de texte dans un seul souffle. La rythmique singulière qui en résulte, si elle est conçue dans une démarche de déférence envers le texte (le texte est toujours le guide suprême chez Dussenne), crée, volontairement ou non donc, des points de focalisation précis à destination du spectateur : certains mots, certaines idées, résonnent davantage selon leur proximité avec le temps d'arrêt placé. Cette façon de faire, à fois cérébrale et sensorielle (c'est la lecture du metteur en scène qui induit la pulsation émise par l'acteur et reçue par le public) est une arme à double tranchant : dans les meilleurs des cas, elle convoque l'attention du spectateur et la maintient en éveil ; dans les coups manqués, elle n'est ressentie que comme formalisme d'esthète bridant la spontanéité du jeu.

« Bête de style » ne fait pas exception à la « méthode Dussenne » mais la transcende à plusieurs niveaux. Après avoir créé « Affabulazione » il y a quelques mois, le metteur en scène sait qu'il a devant lui un tout autre morceau de théâtre. Le narratif y est plus ténu et s'entremêle de pensée historique référencée, directement politique, (auto)biographique, formant un ensemble hétéroclite où la fresque, la fable et le journal intime semblent lutter dans une joute dialectique. Deux axes de travail distincts, conçus en complément de la « méthode Dussenne » telle que décrite plus haut, vont dans « Bête de style » organiser le plateau et permettre à la brillance du texte pasolinien d'être reçu.

 

D'une part le spectacle propose une sorte de compilation de standards du chant révolutionnaire. Interrompant régulièrement l'action en cours en la prolongeant ou en l'anticipant, des tableaux polyphoniques voient l'ensemble de la distribution entonner les airs connus du patrimoine de la Gauche. On sourit en entendant les premiers mots de l'Internationale. On se dit d'abord « oh non, il n'a tout de même pas osé... ». Puis très vite le sérieux et la détermination des acteurs groupés face au public troublent. Puis la justesse du chant à plusieurs voix émeut. Puis la force des textes et l'inhabituel premier degré avec lequel leur lyrisme est porté désarçonnent et transportent. Dans le traitement de ces chansons, Frédéric Dussenne ose pleinement libérer l'émotion si souvent cadenassée dans sa dramaturgie du débit. Chaque chant est ressenti comme une libération, un appel d'air, un souffle qui vient contextualiser, cautionner, relancer, et paradoxalement préciser, la pensée pasolinienne à l'œuvre juste avant et juste après. Ce n'est ni facile ni simpliste ; c'est juste et fort.

 

D'autre part, le metteur en scène conçoit un dispositif d'apparence très anodin mais qui place le spectateur dans une position très inédite : un couloir est aménagé entre le quatrième et cinquième rang de spectateurs ; les acteurs s'y déplacent régulièrement. A priori, rien d'exceptionnel. Le texte de Pasolini a ceci de particulier qu'il contient de nombreux « monologues adressés », non pas des passages où un personnage est seul en scène mais bien de longs morceaux de textes dans lesquels un personnage s'adresse unilatéralement à un autre. L'intérêt du dispositif est ici : dans ces monologues adressés, Dussenne place l'acteur prenant la parole à l'avant-scène, immédiatement devant le premier rang, et l'acteur « écoutant » dans le couloir aménagé, c'est-à-dire derrière les spectateurs des quatre premiers rangs, dans leur dos. De sorte que le spectateur est pris physiquement au cœur de la conversation, entre l'émetteur et le récepteur du propos, coincé. À mi-chemin entre l'épique et le dramatique, le procédé est particulièrement passionnant : le texte n'y est reçu ni comme une adresse au public (et pourtant l'acteur est face à lui, dans une très grande proximité), ni comme un document « quatrième mur » (et pourtant un personnage s'adresse « dramatiquement » à un autre). La violence ressentie est très forte : on sait que le propos ne nous est pas directement adressé mais nous le recevons tout de même de plein fouet.

 

À l'admiration face à ces deux éléments s'ajoute un ressenti. L'impression que rarement Dussenne ne s'est trouvé aussi proche de son sujet. Que si cet enchevêtrement complexe de sexe et d'Histoire, de politique et de fable, de jeunesse et de littérature, où il aurait été si évident de se péter les dents, est maîtrisé et finalement reçu, c'est parce que ces préoccupations sont véritablement les siennes. Qu'il a su les communiquer avec passion à ses très impressionnants acteurs, tous alternativement enragés et doux, tous d'une formidable présence.

Je pense ne pas me tromper en disant que Jan Palach, personnage central du spectacle, double de Pasolini, est aussi son double à lui.

                                                                                                        *

« Bête de style », de Pier Paolo Pasolini, mis en scène par Frédéric Dussenne, avec Julien Coen, Vanessa Compagnucci, Caroline Detez, Muriel Legrand, Jocelin Moinet et Renaud Tefnin, du mardi au samedi jusqu'au 25 septembre à l'Atelier 210.

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