Cher Frank
Cher Frank,
Je t’écris depuis le XXIème siècle. Je suis une artiste de théâtre.
J’écris des pièces que je mets en scène et que je joue avec d’autres.
Je suis aussi, parfois, une actrice au service d’autres projets.
En ce moment, je travaille sur l’Eveil du Printemps.
C’est la première fois que j’aborde un texte de toi. (Je dis tu (Du), d’accord ?)
On dit que les grands auteurs ne vieillissent pas mais en fait on devrait dire qu’ils ne cessent de rajeunir. Ils renaissent des milliers de fois dans les corps d’autres.
Ils s’incarnent au fil des siècles dans les esprits esseulés qui veulent prendre la tangente.
Ceux qui ne se sentent pas appartenir à la norme.
Ceux qui envisagent la vie comme un terrain d’exploration.
Ceux qui ne se soumettent pas aux fonctionnements des systèmes et résistent sur la durée.
Ceux qui décident parfois de prendre la fuite parce qu’il y a une voix en eux qui les a convaincus qu’un autre rapport au monde était à expérimenter.
C’est cela un grand texte. Un enchaînement de mots, une exposition de rapports et une succession de situations qui mettent à jour (au sens propre et figuré) nos humanités fragiles.
Savais-tu, Frank, que 127 ans après la parution de ton texte, tes mots ne perdraient rien de leur modernité ?
Tu parles de sexe. Tu parles de mort . Tu parles d’autorité. Tu parles d’amour. Tu parles de religion.
Tu racontes l’histoire de jeunes épris de vie, de désirs et de curiosités, se fracassant contre un monde d’adultes qui n’a rien à leur transmettre.
Le sous-titre de l’Eveil ? Eine Kindertragödie (une tragédie enfantine).
Brecht, jeune, t’a qualifié « d’un des plus grands éducateurs d’Allemagne ».
En 2009, Michael Haneke sous-titrait son film le Ruban Blanc, Eine deutsche Kindergeschichte (une histoire d’enfants allemande). Ce sous-titre n’apparaissait pas dans les version internationales, le réalisateur désirant s’adresser à son peuple.
J’y vois un hommage à ta vision percutante.
Je suis une adulte.
Et je voudrais te dire Merci.
Merci de m’éclairer de tes lumières vieilles de plus d’un siècle.
Merci d’avoir travaillé à explorer tout haut ce que le pouvoir (quel qu’il soit) cherche à chuchoter tout bas.
Merci d’avoir bravé la censure.
Merci d’avoir supporté la prison pour avoir écrit deux petits poèmes satiriques contre le Kaiser (Guillaume II). Pour ce crime de lèse-majesté, on t’aura enfermé 6 mois.
Merci d’avoir quitté la faculté de droit de Lausanne contre l’avis de ton père, d’avoir recommencé à Münich quelques mois plus tard, d’avoir à nouveau cessé, d’avoir bossé comme publicitaire, d’avoir bossé comme secrétaire pour un cirque, de t’être réinscrit en droit à Zürich quelques années plus tard sous la pression paternelle, et merci, surtout, d’avoir quitté à nouveau l’université et utilisé la fortune dont tu auras hérité seulement trois mois après, à la mort de ton père, pour écrire… l’Eveil du printemps.
Merci pour la quête.
À ma connaissance, tu n’as pas d’honoris causa, ni de titres posthumes.
Pourtant posthume tu l’es profondément.
Sur notre planète, tu as notamment semé une graine au nom plutôt logique : L’Eveil du Printemps.
Et ce Printemps diffuse sa pensée brillante et sa puissance organique.
Merci pour la transmission[1].
[1] https://www.theatrenational.be/fr/activities/62-l-eveil-du-printemps
citation de la photo: "L'affaire la plus florissante sur cette planète, c'est la morale."