Deadline
« Le temps et l’espace réglés
d’une mystérieuse cérémonie »
Jacques Derrida
Passions, l’Offrande oblique.
Littéralement : ligne morte, la deadline indique l’expiration d’une échéance, l’ultime délai, la date butoir, le terme d’une durée. Mais en précisant la borne qui marque irréductiblement le passage de l’avant à l’après, elle postule, dans l’intervalle qu’ainsi elle fixe, la possible éclosion d’un faire propre à habiter le temps de l’après et à déjouer le caractère mortifère de la limite qu’elle impose au profit de la création d’un nouvel espace-temps d’ouverture.
En cela, la notion d’expiration contenue dans la deadline peut s’entendre, à la fois, mais selon, comme synonyme d’extinction, d’arrêt, de fin et, en référence au mécanisme de la respiration pulmonaire, comme élément du couple « inspiration-expiration » qui assure les échanges gazeux, vitaux, de l’organisme. Pour paradoxale, la polysémie antagoniste de la deadline en fait un bel exemple linguistique de conciliation de contraires par rapport auquel la décision de privilégier la rive lumineuse ou obscure de la ligne du temps dépend de « l’inspiration » de la personne à qui elle s’adresse…[1] Mais dans un cas comme dans l’autre, c’est bien notre rapport au temps qu’elle interpelle.
Dans un monde où, paraît-il, le temps est en constante accélération… où l’expression, donner du temps au temps, apparaît comme une indécente incongruité d’un élitisme ravageur… où rien n’est plus in que d’être relié à l’actualité en temps réel, mais où, du fait des avancées scientifiques, on vit plus longtemps qu’il y a à peine cinquante ans, la notion de durée, sa perception et sa gestion quotidienne, ont subi une révolution copernicienne… On est moins vite « vieux » ou, pour le dire autrement, plus longtemps « jeune », on meurt plus âgé, mais on finit tous par y passer.
Dès lors, la question de savoir, ou plus exactement, de ne pas savoir… de quel temps nous disposons encore, n’épargne sans doute pas grand monde. Question intéressante quoique vaine, puisque sans réponse, mais dont l’intérêt réside dans le fait qu’elle en suscite de connexes. L’impossibilité où nous sommes de répondre à combien de temps reste-t-il ?… induit le déplacement de la pensée vers un questionnement à propos de ce que nous voulons, souhaitons, sommes déterminés à faire… du temps qui reste, d’ici à la fatidique deadline qui pour le coup porte son nom de manière univoque : la mort. Sans doute est-ce le seul cas de figure où le terme perd sa bipolarité sémantique. Et encore… Loin des concepts philosophico-religieux de « salut », d’« au-delà » ou de « vie éternelle », je pense aux expressions immanentes de la survivance – que ce soit, dans la mémoire de ceux qui vous aiment ou à travers vos œuvres –, qui toutes ont à voir avec la gestion du temps restant.
Lors d’une récente interview télévisée, Pierre Arditti déclarait : oui, l’idée de la mort m’emmerde… je n’ai vraiment pas envie de mourir, mais alors, pas du tout ! Et donc, je vis à fond ma passion pour le théâtre ! Peut-on exprimer plus clairement et, son amour de la vie et, sa conscience d’être en sursis et, son credo dans un faire passionnément aimé et si excellemment servi en l’occurrence, qui éloigne de sa pensée la perspective anxiogène de sa fin ?
Pour un artiste[2], le temps de ce faire, l’impact protecteur voire salvateur qu’il produit sur sa vitalité, l’investissement qu’il requiert de lui, attestent de sa capacité à transmuer une prescription d’arrêt, en nouveau départ, l’absence, en présence, le vide, en plein ou à tout le moins, en quelque chose et ce, que l’échéance engage son pronostic vital ou lui propose, simplement, d’en être ou pas… Libre au destinataire de répondre favorablement à la proposition ou de la décliner, à moins, d’adopter à son égard la position « borderline » de suspension entre le oui et le non dont Barthleby, le personnage-clé de la nouvelle éponyme d’Herman Melville, détient la formule magique : I would prefer not to…[3]
Quel que soit le langage par lequel s’exprime l’objet de ce faire de création, il relève, à ce titre, d’une temporalité dont la singularité partage avec la deadline, la dimension paradoxale évoquée plus haut
C’est en effet dans un temps hors mesure, tout en étant très précisément fixé dans sa durée, que s’installe la réalisation du faire de cette mystérieuse cérémonie : un temps dont la perception abolit tout étalonnage – horloger, calendaire, saisonnier – au profit d’une impression de continuum illimité que soutient l’exigence de s’y plonger dans l’urgence, de l’habiter toutes affaires cessantes, sans délai et sans réserve. Ce singulier rapport au temps qui fait dire qu’il s’est arrêté, qu’il n’existe plus, qu’il est autre pour le démarquer de celui qui balise la vie quotidienne ou encore, qu’il est sacré, entendant sa sacralisation comme le résultat de la valeur inestimable, hors du commun qu’on lui attribue et de l’investissement sans partage qu’on lui voue, desquels aucune référence divine n’est de mise. Une temporalité à laquelle il n’est de créateur qui ne sacrifie, rappelant, au passage, l’étymologie latine de « sacrifier » : sacer facerelittéralement, faire du sacré. Et, s’y consacrer…
Ecrire, c’est se livrer à la fascination de l’absence de temps (…) où règne le recommencement éternel, souligne Maurice Blanchot qui poursuit en mettant en lumière les risques d’aveuglement de cette fascination, dont il écrit qu’elle est le regard de la solitude, le regard de l’incessant et de l’interminable, en qui l’aveuglement est vision qui n’est plus possibilité de voir, mais impossibilité de ne pas voir[4].
Si elle offre l’accès à cette temporalité au parfum d’éternité, la deadline en est aussi la clôture et la porte de sortie, se présentant tel Janus, le dieu au double visage, portant une clé dans une main et un bâton, dans l’autre…
[1] N’accordant aucun crédit à l’inspiration entendue comme souffle créateur qui illuminerait l’artiste, je lui préfère l’idée d’une connexion sensorielle particulièrement opportune, prise en relais par un travail.
[2] Je limiterai mon propos au faire artistique, proposé en réponse à une deadline, excluant l’action prescrite par une échéance de paiement, le délai de validité d’une signature, d’un engagement ou de toute autre obligation légale ou conventionnelle.
[3] Je préférerais ne pas… Si j’évoque la figure de Barthleby, c’est aussi en référence au Service du rebut de la Poste dans lequel le copiste melvillien est employé au tri des lettres mortes de n’avoir pas pu atteindre leur destinataire, qui fait l’objet d’un texte en préparation.
[4] Blanchot, Maurice, L’Espace littéraire, Gallimard, folio/essais, 1955, p.p. 30 et 31.