journal tronqué/paysages en format wav.
Je termine une semaine de résidence en forêt organisée par Sites en lignes. Un symposium de sculpture qui se déroule tous les deux ans dans le bois de Ligne à Silly. Une quarantaine d'artistes se sont réunis entre deux disciplines, la sculpture de tronc et l'installation en milieu naturel. J'ai participé à cette aventure en collaboration avec l'artiste Olivia Mortier. Elle a sculpté une vingtaine de maisons à partir d'un tronc et à quelques mètres de là - installée dans un camion aménagé en habitat - j'ai préparé deux traversées sonores pour deux des maisons sculptées par Olivia. L'une intitulée « étant donnée une maison que se passe-t-il à l'intérieur ? », l'autre « étant donnée une maison, que se passe-t-il à l'extérieur ? ». Aujourd'hui, dimanche 26 août, toujours abritée dans le camion - notre installation achevée - j'ai encore avec moi ces voix écoutées mixées retouchées enveloppées d'une pluie averse ou d'un train s'éloignant, d'un talon bitume ou d'un battement d'aile, d'un grincement de plancher ou d'une porte claquée, d'un chien aux abois ou d'un cri dans le métro… ainsi ai-je tissé sons et voix tout au long de cette semaine pendant qu'Olivia sculptait. Par intermittence, l'une allait voir les maisons prendre forme dans la forêt, l'autre venait écouter les sons et les voix qui iraient habiter deux des maisons le week-end.
Pendant une semaine, chaque artiste a oeuvré dans le petit bois aux bons soins des grandes petites mains de « Sites en Ligne » affairées avec élégance au bon déroulement d'un tel « symposium ». A cet instant même, le public sillonne sculptures et installations d'une quarantaine d'artistes, promenade insolite dans le petit bois de Silly.
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Une vingtaine de maisons de 15 cm à 30 cm de hauteur ressemblant aux maisons que nous dessinions enfant - le carré + toit ou rectangle+ toit - sont disposées éparses sur un petit périmètre. Deux casques audio reposent sur le toit de deux d'entre elles à proximité d'une souche d'un arbre invitant ainsi le promeneur à s'asseoir et écouter.
« Etant donnée une maison que se passe-t-il à l'intérieur ? »
Nous avons fait le choix de croiser plusieurs paroles, enveloppées et ponctuées de sons. Jean-Pierre, Marc, Javier, Louise, Ambre, Juan ainsi que les paroles de gens du voyage que j'avais enregistrées au printemps dernier ou la voix de Rabia il y a deux ans, lors d'une création autour de paroles de femmes évoquant « une porte pour aller dans son pays et revenir ». Des discussions sur les angles et les volumes, les carrés et les cercles, sur les « espèces d'espaces », sur les habitats que sont les caravanes les immeubles les appartements les maisons et les arbres, sur le vert de Belgique sur l'horizon du ciel sur le besoin d'arrondir les angles de l'appartement sur la lumière sur le miroir de soi sur l'allègement du regard sur la solitude sur l'important c'est la table pour manger le lit pour dormir le fauteuil pour se reposer la toilette pour se laver… ça, c'est la maison dit Jean-Pierre.
« Etant donnée une maison que se passe-t-il à l'extérieur ? »
En juillet, je suis allée enregistrer René :
« J'étais marié, j'avais une bonne situation, mon épouse aussi et voilà qu'un jour elle a décidé qu'on se sépare et moi ça m'a fait un terrible choc parce que je n'avais plus de vie de famille, c'est-à-dire qu'après mon travail je m'ennuyais à la maison et je n'avais plus le courage de me faire à souper. Pendant un mois, j'allais manger dans une grande surface, c'était plus facile pour moi jusqu'au jour où j'en ai eu marre et j'ai commencé à aller dans un petit bistrot dans mon quartier… deux trois bières et ça durait pendant deux semaines puis c'était une dizaine une quinzaine une vingtaine de verres, je commençais à payer des tournées générales. Je suis devenu alcoolique on va dire pendant trois ans et j'ai tout perdu avec ça. C'est-à-dire tout perdu, j'ai vidé mon compte épargne, mon compte en banque et j'ai même perdu mon boulot où j'étais vingt-cinq ans. Et ça c'est dur quand on perd son travail. Je suis tombé dans le chômage et j'étais toujours dans l'alcoolisme et je continuais à boire avec la petite somme que je touchais de mon chômage. Finalement, je ne payais plus mon loyer, plus mon électricité et ainsi de suite. J'ai dû quitter mon logement et je me suis retrouvé à la rue. (…) »
Nous avons fait le choix de consacrer une maison à la seule parole de René. Sa vie dans la rue, les endroits où il dormait, les pigeons qui mangeaient des couques dans le parc Albertine, les gares Centrale et la Chapelle, sa toilette, sa dignité, les femmes sans abri, les sans abri avec animaux, les sans abri en été, les cartons et les couvertures, les cachettes, la violence de la rue, les médias, les rencontres.
Ce matin à l'aube, perche à la main au milieu des tentes endormies, je suis allée enregistrer le bruissement des feuilles, une ligne d'horizon en chuchotement incessant derrière rideau de pluie, plus loin un feu crépitant sur fond d'heure bleue.
8h, petit-déjeuner aux côtés de Viktor, 3 ans, que j'emmenais ensuite au bois pour déposer les sons dans les maisons. Tous deux assis sur la souche la tête encerclée audio. Le petit bonhomme écoutait la maison du « que se passe-t-il à l'intérieur ? » et moi je t'écoutais René tout en regardant les maisons d'Olivia. Emotions calfeutrées dans ta voix déraillant sur quelques syllabes. Sur « -lot » de boulot et le « ça » de c'est comme ça. Ta voix que j'ai écoutée longuement pour monter choisir couper mixer. Et me voilà assise sur cette souche à entendre tes mots tout en regardant les maisons d'Olivia. Comme c'est troublant d'être dans ces deux espaces à la fois, pieds dans la forêt et l'oreille dans ton appartement où je t'ai enregistré. Je recompose ici d'autres images en regardant les maisons, je continue le film de tes paroles et m'arrive par vagues le visage de certains sans abri qui m'ont marqués comme « Papillon » : son chapeau, son chien, son « love » main gauche phalanges et « hate » de l'autre… Papillon qui vivait dans la rue de mon lycée. Ou de certains autres « sans… » de la place qui ont remarqué que je n'étais plus accompagnée de mon chien.
Le petit Viktor a reposé le casque sur le toit de la maison et nous avons repris le chemin du retour.
Viktor a retrouvé sa maman et j'ai regagné le camion pour écrire ici.
Lundi 27 août 14h
Aujourd'hui lundi, je suis dans un train en France qui à cet instant même longe une forêt. Les visages de Silly m'arrivent en tourbillon, carrousel de parfums heureux, de voix, de sons et de silence puis mes pensées débouchent sur les paroles de Marc que nous avons enregistrées et qui nous a confié son camion à Silly.
« J'ai hâte de reprendre ma route et rouvrir mes yeux, parce que là ils sont marrons. Et je sais que lorsque je suis très longtemps à l'extérieur, ils deviennent verts… mes yeux. C'est que je colle ma rétine très fort sur les arbres sur les feuilles et à mon avis ils en prennent la teinte rires. »
Il semble que mes yeux pourraient également prendre la teinte de la forêt de Silly. Le paysage fenêtre comme un aimant pupille cherche le moindre vert histoire de faire le lien la transition et poursuivre la route. Arrêt La Charité St Loir.
Sur un mur de pierre, il est écrit : « Je ne suis pas seul, il y a les mots »
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Aujourd'hui jeudi, je profite d'une pause pour revenir ici. Je me suis trouvé un coin dans la cour face à la vallée et je convie Béatrice - rencontrée à « la Bergerie » - à écouter le son des maisons de Silly, elle commence par celle de René. Et je continue d'écrire ce dernier « billet » de l'été devenu progressivement une sorte de journal.
Le téléphone sonne.
C'est René !
Ce sont là des coïncidences qui me rendent à la limite de l'euphorie ! c'est si magique de l'entendre à cet instant même où Béatrice l'écoute. René me donne le planning pour les prochaines lectures chez Nativitas.
C'est là que nous nous sommes rencontrés il y a quelques mois. J'étais venue avec ma bibliothèque ambulante pour lire de la poésie.
« René, ta voix dans la forêt ! nous viendrons avec Olivia apporter la maison de bois, tu pourras écouter. Je suis si heureuse de t'entendre. Rendez-vous le 10. »
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Du bois de la pierre des graviers des sons multiples un squelette de piano dans la cour le vent le portail le bourdon des abeilles le bruissement des épis de maïs un chien qui aboie les voix de Rachid et Raymond depuis la salle de spectacle, les pas graviers herbe sèche de Pascal se dirigeant vers son potager, Clément qui bricole haut parleur et enceintes…
Je suis en résidence à la Bergerie de Soffin pour la création sonore d'une pièce de théâtre. La bergerie est une mine de sons. En ce moment même - plastique voile sous vent, carillon fluet, un volet qui bat la mesure (…) - à l'écoute.
J'aimerais n'être là que pour enregistrer. Je me promets de revenir seule ici en résidence. C'est un petit village isolé, il n'y a que quarante habitants. Je repense aux visages en apnée audio du petit bois, les maisons d'Olivia, Silly.
Demain direction Paris pour une autre semaine de répétitions. Quelques sons de Soffin s'ajoutant à ceux de « Sites en Ligne » dans la boîte ! Un concentré de paysages en format wav.
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Lundi 3 Septembre
11h
Entre Soisy-sous-Montmorency-Enghien-Argenteuil
Ce matin, en attendant le bus 514, j'ai repris la lecture de « la vie en sourdine ». Mais impossible de me concentrer. Cet abri de bus m'est si familier - Ligne du 514 - trajet que j'ai fait quotidiennement dans mon enfance et adolescence. Je me suis retrouvé à border souvenirs. Passant devant le lac et Les Thermes où à l'âge de 7 ans, j'étais en cure pour soigner ma déficience auditive. En 2009, je participais au festival des bains numériques en face des Thermes. Je retrouvais là un metteur en scène avec qui j'avais joué en tant que comédienne et qui me propose de créer le son d'une pièce de théâtre. C'était ma première création sonore pour le spectacle vivant. Et par ricochet, j'ai poursuivi. Et je me retrouve aujourd'hui à traverser paysages rues de mon enfance à collecter visages. Et me vient celui de mon grand camarade d'école primaire - Christophe - qui portait un appareil à chaque oreille. Je me souviens très bien de sa voix. Grâce à lui, il m'arrive souvent de reconnaître les malentendants par leur voix.
J'ai retrouvé son contact l'an dernier et je lui ai demandé s'il acceptait que je l'enregistre au sujet de la surdité. Je prépare une création sur ce thème qui m'est si intime. Partir de mon enfance en recueillant les témoignages de Christophe, du chirurgien qui m'a posé des implants aux oreilles, et prendre contact avec des musiciens sourds pour un « Dialogue avec l'Inaudible ».
Il me tarde de rentrer à Bruxelles, et de me replonger sur ce projet. Réunir les documents que j'ai rassemblés jusqu'ici et de préparer la réalisation de cette création radiophonique.
Dimanche 9, je serai à Mons pour le festival « Citysonics ». Je lirai quelques extraits des billets écrits ici : « fleur de laine », « cliché nocturne », « sonotone » et « Jacadi ».
C'est si difficile d'écrire, de transmettre les images, de trouver les mots justes et encore plus difficile de décider du point final et de faire envoi.
J'ai pris du retard. Je n'arrivais pas à écrire. La poésie est l'écrit que je préfère puis l' épistolaire mais en privé.
Lundi toujours.
Il est temps de me remettre aux sons, il me faut poser un point final et faire envoi.