Les livres sont des pumas qui sautent à la gorge

Publié le  23.12.2014

Dans le geste d'écrire, un bouillonnement, des écorchures à rapiécer, à faire saigner, des tornades Tropique des ténèbres, des ravissements sous extase.

Dans le geste d'écrire, des océans où noyer le monde, des pavés à lancer à la face du siècle, des fureurs érotiques, des cimes dont on crochète les serrures, des offrandes aux lunaisons, aux premiers guépards urbains, aux séditions verticales.

À l'heure sans heure, celle de la superposition de midi et de minuit, les mots changent de forme. De pacifiques, ils deviennent loups-garous, projectiles décapitant les tyrans, lave en fusion décollant la croûte terrestre. Il n'est pas rare qu'ils dévissent des têtes molles, violent des étendues désertes, assassinent anticipativement des êtres à venir, pas encore nés. Coutumiers de meurtres avant l'acte, d'une cause postérieure à son effet, ils courtisent la logique lewiscarrollienne du livre écrit avant d'être esquissé. Ils tuent deux fois, mille fois les déjà-morts, les défunts célestes, ils déciment et ressuscitent, tantôt guérilleros libérateurs, tantôt magiciens des renaissances, ils cognent le monde, l'éventrent césarienne à l'équateur, le boudent, s'en détournent, le vomissent, le réduisent à une pomme d'api, technique jivaro de réduction scripturale à l'état temps n+x après le Big Bang.

 

Aux moments de découragement ils en ont marre d'être des mots, ils veulent mourir, déplorent leur impuissance de belle âme. Hamlet leur souffle dans l'oreille « words, words, words », blablalogues, vous laissez le monde en l'état. Sartre se jette dans la mêlée « que vaut La Nausée, que vaut un livre face à la mort d'un enfant ? ». L'antique conflit, le faux problème « agir ou écrire » repointe son museau de belette. Hoffmanstahl ajoute son grain de sel, sa lettre à Lord Chandos décoche une nouvelle salve « un nom et l'univers vieillit ». Le clan des défiants qui professent un scepticisme envers le langage se lève. Ils usent des mots pour  décréter que les mots ratent l'être. Spinoza lance son verdict « le mot « chien » ne mord pas », le professeur Hegel tonne « le mot est le meurtre de la chose », Nietzsche surenchérit : le langage grégarise, universalise les pulsions singulières, nivelle les intensités, « Hélas! qu'êtes-vous devenues, une fois écrites et peintes, ô mes pensées? ».

Leur diagnostic : la beauté de l'avant-mot est incomparable, le paradoxe vient de ce qu'on ne peut approcher ce jadis que par les mots.

Attendus de leur jugement : le verbe nous fait perdre le sensible, la nuit des affects, aussitôt nommé, le réel s'évapore dans l'abstraction, le nom est la chose tombée en absence. Le logos brime, discipline les affects qu'il phrase, passe à côté de l'être immédiat soutiennent Lyotard, Quignard, Merleau-Ponty, Barthes, Blanchot et d'autres pirates déçus.

 

Les mots, les mots, les mots reprennent du poil de la bête. Non, non, Christian Bobin, la fleur n'est pas plus belle que la phrase qui la nomme. Non, non, le langage ne s'enferme pas dans l'auto-référence insulaire. Exit la nostalgie de l'anté-prédicatif, de la vie nue, muette, sans les mots, qui s'énonce en orages, en arcs-en-ciel, en levers de soleil mauve.

Oui, cher Marcel Proust, cher Gilles Deleuze, les mots mènent à l'être, transforment le dehors. Pas un sacre ontologique à la Heidegger mais les noces du verbe et du pré-langagier, du langagier et du hors-langagier. Oui, oui, oui, les livres sont des pumas qui sautent à la gorge, les phrases performent ce qu'elles disent. Au détour de ce texte, elles sortiront de l'écran pour se poser sur vos épaules.

 

Pas plus qu'il n'y a de métier de vivre, il n'y a de métier d'écrire. L'écriture est hors métier, devrait se tenir hors des mécanismes de production, hors de la sphère marchande de l'utilitaire qui l'a phagocytée, aliénée, dévitalisée. Pure activité de dépense, elle est en ses coordonnées expérimentation stylistique, création qui ressortit à la nécessité, au principe de plaisir, à la vie. Le métier comme toute structure n'est que le cauchemar d'une vie volée à elle-même, l'enfer de l'enfermement. D'où ma réaction viscérale, mon réflexe de survie, la profession d'un situationnisme spontané, d'un anarchisme instinctif, le refus de m'inscrire dans des structures liberticides.

La seule issue : traverser le monde le regard illuminé d'histoires fantastiques lues, écrites, sentir que les mots sont plus que des mots, portant en eux sensations, événements, métamorphoses, transfigurations.

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