LES GARDIENS DU SEUIL
Il y a quelques jours, je me trouve en plein désarroi ; je raconte à mon ami T. une remarque désagréable qu’on m’a faite à propos d’un spectacle que je suis en train d’écrire : à peine sortie d’une librairie du centre-ville, un type que je n’ai jamais vu de ma vie a fondu sur moi, visiblement parcouru d’un frisson incontrôlable, pour me donner un avis que je ne lui ai pas demandé sur ce texte en construction. Il a eu l’occasion d’en lire un extrait, dit-il, d’un air entendu. Je frémis en pensant à D. à qui j’ai donné il y a un petit temps une ébauche de mon texte et qui m’a proposé de le soumettre à quelques personnes de confiance. Une de ces personnes est donc en face de moi, et franchement, elle n’inspire pas la confiance. Appelons-la La Sentinelle, car il est toujours amusant de donner un petit nom affectueux aux gens qui ont du pouvoir ou en sont friands. La Sentinelle donc, vient m’interpeller au sujet de mon travail en cours, précisément au moment où j’ai baissé ma garde, songeuse au sortir d’une promenade paisible au milieu des couvertures de livres colorées et de l’odeur rassurante du papier neuf.
À l’écoute du récit de cet échange désolant de banalité avec La Sentinelle, T. me rétorque le visage impassible « Tu as juste eu affaire à un gardien du seuil, quoi. »
Dans son ouvrage The journey of the writer, Christopher Vogler présente les gardiens du seuil comme des figures d’épreuve majeure pour le protagoniste d’une narration. Ces personnages, placés aux endroits de passage vers un nouveau monde, en gardent l’entrée et en interdisent l’accès à ceux qui n’en sont pas dignes. Souvent en relation avec les méchants, ils en sont à la fois les missionaires et les sous-fifres. Leur rôle revient à éprouver la résistance du héros – d’où un abord généralement menaçant, destiné à impressionner le malheureux être qui leur fait face. Confronté à eux, c’est au héros de choisir: fuite, riposte frontale, utilisation d’une habileté ou d’une ruse, tentative d’apaisement ou manoeuvre visant à acheter l’adversaire (pourquoi pas). Mais au-delà de leur fonction dramatique au sein d’un récit, les gardiens ont un statut psychologique précis: ils correspondent aux démons intérieurs (névroses, angoisses, doutes, limites) qui nous entravent. À chaque tentative de changement, ils déploient leur force, non pas pour arrêter notre course, mais pour tester notre détermination.
À vrai dire, ces gardiens incarnent les obstacles que nous rencontrons dans l’existence: malchance, incidents, pression, préjugés, hostilité. Dans la vie quotidienne, on croise souvent ce genre de résistances, particulièrement quand on s’efforce de créer du changement dans sa vie – ou de créer tout court ; modifier quelque chose, c’est toujours bouleverser un système auquel l’autre doit s’adapter bon gré mal gré.
Je repense alors à La Sentinelle, sa grise mine, son discours démoralisateur, le malaise engendré par l’inconvenance de la situation et je commence à y voir clair: cette rencontre est manifestement l’opportunité de croître, d’abord en vitalité, ensuite en enthousiasme! La phrase de T. résonne dans ma tête « C’est toujours un bon présage de rencontrer un gardien, enfin, si tu ne cherches pas à le combattre, mais plutôt à… comment dire… à l’incorporer. » Car à vrai dire, le gardien du seuil n’est pas un ennemi, mais bien un allié. Son attaque se révèle précieuse parce que c’est en apprenant à la parer que l’on puise de nouvelles forces, plus vives, plus créatrices, plus malicieuses et plus belles.
J’intègre La Sentinelle à la fiction de ma vie et je porte un regard averti, enjoué même, sur sa présence: elle est comme le signe annonciateur d’un nouvel atout dans un parcours, une promesse de joie et de succès. Car ce que l’histoire dit, c’est que retourner la force d’un gardien du seuil permet de le surpasser au lieu de le détruire… et une fois le seuil franchi, le voyage se poursuit dans un autre monde, insoupçonné et extraordinaire.