Muses - "Le déménagement"

Publié le  26.02.2014

On liquide, on vend, on jette, on élimine !

On débarrasse !

On fait place nette !

Me voilà seule, tous comptes soldés, dans le studio vide.

Du passé, il ne me reste absolument rien d’autre que ce que je porte en moi, absolument rien d’autre que mes souvenirs, c’est-à-dire de l’impalpable, de l’immatériel – une émanation mentale qui n’a pas d’existence et qui disparaîtra avec moi.

J’ai jeté tout ce qui pouvait l’être, vendu tout ce qui pouvait rapporter quelques sous, donné tout ce qui pouvait faire plaisir à quelqu’un. Je veux débarrasser les objets des émotions qu’ils charrient pour ne plus y voir que la pure matière. Bois, papier, métal : rien de tout cela n’a de vie, rien de tout cela n’a d’autre intérêt que sa fonction. Quant à mes pensées, mes idées, mes croyances, je les conserverai simplement là où ils sont produits, dans mon esprit. Quel besoin de les lier à des supports ? Quel intérêt de me retrouver entourée de toute une bimbeloterie, photos, bijoux, bibelots, tableaux ?

Poubelle !

Poubelle !

Poubelle !

Avant de partir, j’ai rempli six grands sacs à ordures blancs de quatre-vingt litres, dont l’amoncellement m’étonne et m’angoisse rétrospectivement. Il y en avait encore et encore, davantage encore, il en sortait sans arrêts. Plus, toujours plus ! Mon minuscule intérieur était-il donc encombré à ce point ? Comment pouvais-je respirer, au milieu de tout cela ? Où était ma place ?

Qui était maître chez moi ?

Moi ?

Ou ces choses ?

Du reste, parmi ces choses, lesquelles avais-je réellement choisies ?

Lesquelles m’avaient été offertes, imposées, laissées, lesquelles avais-je achetées par inertie, gardées par paresse, acceptées par hypocrisie et posées dans un coin où elles avaient sournoisement fini par s’incruster, silencieux parasites de mon espace vital ? Lesquelles squattaient mon décor uniquement par conformisme, par snobisme, par désir ostentatoire de parler de moi aux visiteurs qui passaient ma porte ? Mes voyages, mes loisirs, mes amours, mes lectures, ma culture, voyez, voyez comme je suis intéressante ! Sensible ! Éclectique ! Comme j’ai du goût ! Comme je suis allée loin, comme j’aime l’aventure, les coutumes et les humains du bout du monde !

Poubelle, les souvenirs de voyage, statuettes, bronzes, saris, calebasses, cuir tressé, fer forgé, artisanat de fonds de souks exotiques !

Poubelle, les centaines de photos jamais classées, mariages, baptêmes, anniversaires, vieux parents, jeunes enfants et copains hilares devant le barbecue !

Poubelle, les bibelots, tapis, coussins, ustensiles, vaisselle ébréchée, gravures, peintures, bougeoirs, vide-poches.

Ce soir je dormirai à même le sol dans le studio vide, mon sac sous la nuque.

Demain, je m’en vais.

À découvrir aussi

Poznamkovy blok

  • Fiction
C'est un canapé, ou plutôt un récamier, un récamier de théâtre, évidemment. Récupéré lors d'un changement de direction au théâtre Les Tanneurs puis recouvert de velours chocolat pour supporter les div...
  • Écrit

Allégorie d’un vendredi du monde d’après : BD d'anticipation de Morgane Somville

  • Fiction
À quoi devraient idéalement ressembler les mois à venir ? Pour la bédéaste Morgane Somville, retrouver l’effervescence des soirées entre copines de la "vie d'avant" serait un must, mais pas sans en tirer quelques enseignements.

Ça a débuté comme ça

  • Fiction
1. Ah ! L’angoisse de la page blanche !

La surprise, l'oeuvre, le lieu

  • Fiction
Cliché trompeur, mais pas forcément menteur, l'inspiration est souvent le fruit de déclenchements extrêmement précis et concrets, bien plus intéressants que les apparitions mythiques du Génie ou de l'...