Les Rituels d’écriture
« Toi, tu n'es pas un vrai écrivain. Un écrivain, ça fume, ça boit et ça écrit la nuit ! »
Les mythes ont la vie dure.
Et c'est avec ce portrait sans appel, émanant d'un ex pour le moins conventionnel et un brin envieux, que mon sort fut scellé et ma destiné écrite.
Qu'est-ce qu'un écrivain ? En vérité, je vous le demande.
Et faut-il des rituels préétablis pour en être un ?
Forte du descriptif ci-dessus me concernant, il était clair que, privée de tout rituel, je n'étais pas la bonne personne pour répondre à ces questions.
Certes de temps à autre je m'étais prise à « jouer à l'écrivain » certains soirs, une cigarette (au clou de girofle !) au bec, histoire de titiller quelques neurones, et un porto à la main, histoire d'en titiller quelques autres, mais la plupart du temps je ne jouais à rien. Point de seaux de thé pour moi, de lever aux aurores ou de dégustation de fruits pourris.
Je n'avais pas de rituels.
Donc je n'étais point.
Il allait donc falloir me tourner vers mes petits camarades, peut-être plus créatifs dans le domaine ?
Un tour de piste express sur Facebook, où tant « d'amis » sont réunis/beaucoup d'entre eux se réfugient, me permit de glaner nombre de silences et quelques réponses sur le sujet (que ces « amis »-là en soient chaleureusement remerciés !), que je classerai en plusieurs catégories :
Les radicaux :
« Heureusement, je n'en n'ai pas. Ces histoires de rituels, c'est juste pour se compliquer la vie. » Thomas Gunzig, homme de lettres émérite que l'on ne présente plus.
Les perplexes :
« J'ai réfléchi à ton histoire de rituels en écriture. A dire vrai, je n'en ai pas (hormis celui du café à portée de main !). Mais parfois je me dis que l'écriture devrait ÊTRE mon rituel, par contre. Ce qui n'empêcherait aucune liberté. » Virgine Holaind, auteur de La Nostalgie du carillon (Maelström).
Les fées du logis :
« Je ne peux pas commencer à écrire si le ménage n'est pas fait (je culpabilise !) Donc, faut que je me transforme en Madame Pledge avant de jouer à l'écrivain. Et en plus, j'attends que mon chien Léon vienne se nicher sous mes jupes. Alors, je peux commencer à rêver... » Nadine Monfils, auteur polymorphe et pluridisciplinaire enchanté, et enchanteur comme chacun sait.
Connaissant l'humour de cette dernière, un doute continue néanmoins de me tarauder, même si la grande Duras se plaisait à raconter qu'elle ne pouvait pas écrire sans avoir fait la vaisselle…
De mon côté j'avoue, profitons de l'occasion, une maxime toute personnelle. A la question « Pourquoi écrivez-vous ? », en vérité, je vous le dis, ma réponse à moi claque ainsi : « Pour ne pas faire la vaisselle ! » Et ce n'est pas loin d'être vrai, même si « Pour organiser le chaos autour de moi » serait plus authentique, voire celui à l'intérieur de moi. Et j'avoue posséder un carnet dans lequel je couche parfois des idées, et un Mac sur lequel je les développe. A part cela, niente, en dépit d'une névrose pourtant carabinée.
Mais la question du jour est sur les rituels, donc poursuivons.
Notre tour des classifications.
Après les radicaux, les perplexes et les fées du logis, j'ai débusqué quatre catégories encore !
Les procrastinateurs (dont je suis, résolument, farouchement et irrémédiablement ; d'ailleurs, ce billet n'en est-il pas la meilleure preuve, qui me permet d'écrire tout en n'écrivant pas ce que par ailleurs je dois ? ) :
« Moi, je lis mes messages, la presse sur Internet, Facebook, puis je cherche d'autres choses à lire sur Internet tout en pensant : "Bon, il faut que je m'y mette..." Et ainsi, de suite (faire des courses...) jusqu'à je me dise : "Bon, alors, tu t'y mets ou quoi ?" Et je m'y mets... Donc, plutôt l'après-midi. En fait, je dois rectifier : Ce n'est pas tant "bon, tu t'y mets ou quoi ?" que l'impossibilité quasi nerveuse de ne pas écrire, comme une sorte de saturation : je reviens encore et encore à Facebook ou au journal ou à telle autre page d'Internet, mais il arrive un moment où j'en suis saturé, et le soulagement vient en écrivant... Comme s'il n'était physiquement plus possible de tourner autour du pot. » Yves Cantraine, cinéaste (entre autres multiples fonctions).
Les poétiques :
« Un rituel d'écriture, demandez-vous ? Pas de …« juste au crayon », ou « l'ordi, n'importe où » ou « un café et le bruit », mais probablement plus la mise en place d'une pression : dans un train donc, ou un avion, ou, souvent, la veille, dans la nuit, juste avant la date butoir… Ou alors en pensant au pire, un bref instant et en me disant que, avec un café fort, la vie peut passer par là, dans le texte, encore une fois, ou, en me relevant, avant l'aube et en regardant les lumières de la ville qui va s'étirer dans quelques heures, ou, en disposant des livres que j'aime sur le bureau, en les ouvrant de temps en temps, juste pour tomber sur un mot et tout relancer, en me disant que la phrase a besoin régulièrement de cette pause-là, qui est de réaccorder l'orchestre, ou aussi, me promener au parc, respirer et me sentir d'attaque pour garder la chambre des heures durant et pester contre et devant cet écran que je déteste chaque jour un peu plus, plus profondément, plus intimement, mais la main refuse de tenir la longueur, alors je reviens à l'écran, à ce face-à-face luminescent qui me délave et me désole de tant de facilités apparentes (mise en page, choix de police,…), ou… le meilleur, c'est la mer, s'installer et lisser le papier, choisir l'ombre et s'endormir en pensant fugacement au texte qui commence à se mettre en place… » Daniel Simon, homme de théâtre, de télévision, et de tant d'autres créations.
Les organisés :
« Écrire sur deux supports en même temps. Un carnet de moleskine (par exemple) pour noter les idées. Les envies comme elles viennent. Les essais de langue. Un ordinateur portable pour mettre cela en musique. Pour plonger entièrement et totalement dans l'affaire. La meilleure manière de sentir que ça avance. Que ça ne tourne pas en rond. De temps à autre, schématiser les choses. Dans le carnet. Non pas pour tirer un plan futur. Juste faire le point. Voir un peu vers où ça va. Ça tend à être. Laisser son attention flotter. Être comme une antenne. Capter ce qui, alentour, bruisse. Ce qui bruisse dans les médias. Cinéma. Photographie. Arts sonores et visuels. Littérature. D'abord sentir ce qui bruisse là : je l'ai dit : je suis un anthropophage. Je me nourris de ce que les autres inventent. J'ai un rapport non immédiat au monde. C'est une façon de s'oublier. De se laisser envahir par les autres et le monde. Je ne crois qu'il y ait en nous un centre qui serait nous. Je crois que nous sommes un mouvement. Une énergie courant dans tous les sens. Ne pas oublier de faire le tri. Tout ce qui bruisse ne nous est pas vital. Ne pas s'obstiner si ça ne marche pas. Jeter. Plutôt jeter trop que de garder. Ingérer l'autre, le bruissement de l'autre, en usant de stratégies. Transformer le bruissement de l'autre, quel qu'il soit (images, sons, etc.) en matière verbale. Je ne vais pas dévoiler ici toutes les stratégies utilisées. En gros, ça va de la simple « copie » à la mutation complexe. Ce qui compte : user de stratégies visant à faire surgir du frais. Du neuf. Aller ainsi à la rencontre de ce qu'on n'avait, personnellement, jusqu'ici jamais fait. User de stratégies nous empêchant de nous fermer sur nous-mêmes. S'asseoir, pour ce faire, dans un endroit calme. Chez soi est parfait. Tôt le matin. Quand tous sont partis au travail. Radio débitant ses sempiternelles bêtises. Les chats dormant autour. Un peu partout. Un coin de table. Miettes de pain repoussées vers le centre. Le café refroidit dans la tasse. Il m'arrive de le boire seulement après quelques heures. Satisfaction du travail bien fait s'il est froid. C'est idiot. Voilà le climat parfait pour le travail à l'ordinateur. Quelques fois, dans le train, dans un couloir de bureau, il y a urgence. Noter l'urgent dans le carnet. Au crayon. Au stylo noir. Ou dans les marges du journal du jour. Le stylo ne doit pas être uniquement en plastique. Le stylo ne doit pas glisser des doigts. La pointe doit courir sur la page. Plaisir de retrouver ces notes. Plus tard. Près des chats. Chez soi. Ne pas plonger directement dans l'affaire. Chipoter. Répondre aux courriels. Écrire un texte sur mes rituels. Poser le carnet sur la table. Sans l'ouvrir. Mine de rien, poser les jalons. Effectuer les premiers pas vers l'écriture. Il y a tant de raisons de ne pas écrire. Il y a tant d'autres choses à faire qu'écrire. Écrire est tellement vain. Il est si simple de reporter l'affaire. Trouver des stratégies pour ne pas la reporter infiniment. Trouver des stratégies pour ne pas oublier que ça, cette affaire-là, c'est ce qui m'importe le plus. Ce qui me grandit. Me sort hors de moi. M'élargit l'horizon. Il y a des allers-retours dans l'écriture. N'importe quel texte, fictif ou non, est une pensée en action. L'écriture permet de penser. Il n'y a rien qui permette de penser comme le fait l'écriture. Penser par le biais de l'écriture est ce que je fais le plus spontanément. Pas de raison de m'en passer. Penser ne veut pas dire, ici, avoir des idées. Des opinions. Penser veut dire sentir en soi les choses prendre place. Faire, provisoirement, sens. Ne pas être dupe. Ne pas prendre cela comme la construction laborieuse d'un absolu. Rien au monde ne me donne, personnellement, cette sensation si ce n'est l'écriture. La grande baratte à mots. Voilà quelques mots sur les rituels. Et sur ce qu'il y a autour » Vincent Tholomé, poète, bateleur, orolateur et raconteur, auteur entre autres de No Entry et de People (Maelström).
Et les fougueux :
« Je pose une feuille blanche sur le trottoir, pile sous ma fenêtre. Je monte chez moi en courant pour prendre un Bic. Je saute par la fenêtre, pointe en avant. En pensant à ce que je pourrais écrire. Entre le moment où le Bic touchera la feuille. Et celui où je m'écraserai sur le pavé. Ensuite j'écris, je m'aplatis. Et je recommence. C'est pourquoi j'écris peu. Mon appartement est au quatrième. Sans ascenseur. » Laurent Van Wetter, comédien et dramaturge (on s'en serait douté !).
En vérité, je vous le dis, il y a probablement autant de rituels, et de non rituels, que d'écrivains. Hormis Amélie et ses facéties qui nourrissent si bien son personnage - à coup de sushis et de fruits pourris - je me souviens aussi de ceux qui ne peuvent écrire qu'en pyjama, de ceux qui ne peuvent écrire que tôt le matin, de ceux qui ne peuvent écrire que tard le soir, de celui qui ne pouvait écrire que dans le noir, sans parler de tous ceux qui écrivent d'autant mieux qu'ils n'ont rien à dire…
Mes confrères, et consoeurs, sont étonnants, déroutants ou touchants, dans chacune de leurs diversités.
Mais qu'importe le rituel, finalement, pourvu qu'on ait l'ivresse, celle du devoir accompli, du texte poli, fini, et prêt à être rendu public auprès de lecteurs qui, n'en doutons pas, ont eux aussi leurs petits rituels de lectures : papier ou liseuse, assis ou couché, seul chez soi ou de préférence dans un café, un avion, un train, ou alors devant la mer, ou bien à la campagne, ou encore uniquement dans une chambre aux rideaux tirés, là où règnent luxe, calme et volupté…