La mémoire courte
Les parents de Laura ont égaré le véritable prénom de leur fille. Les syllabes «Lau » et « ra » n'ont pas eu le temps de rester ensemble sur le bord de leurs lèvres, le jour de sa naissance. L'étincelle qui devait les animer et les faire danser, ils ne l'ont plus retrouvée.
À la date de son premier anniversaire, ils ont soufflé la bougie de Françoise. À celle de son deuxième anniversaire, ils ont offert une poupée à Marie. À celle de son troisième anniversaire, ils ont chanté « Happy birthday Thérèse ». À celle du quatrième, Agnès, du cinquième, Blandine, du sixième, Véronique. Rita, Françoise, Madeleine vinrent au monde également l'espace d'une année, le temps de s'éteindre faute d'avoir quelqu'un à habiter.
Jamais n'est revenu le prénom qui lui allait si bien quand elle n'était encore qu'une petite crevette baignant dans le jus salé du ventre de sa mère, un prénom que les futurs parents avaient choisi ensemble après des mois de recherche, de réflexion et de palabres, après de longues soirées à le triturer, à le mastiquer, à l'éprouver dans les différentes imaginations de son quotidien à venir :
« Laura, range ta chambre !», « Laura, mange tes légumes !», « Sur un autre ton, Laura ! », « Laura, tu pourrais donner de tes nouvelles de temps en temps ! », ...
Après l'avoir roulé dans la bouche gercée des instituteurs : « Encore dans la lune, Laura ! ».
Et dans celle, épineuse, des copines : « Laura, l'aura pas ! Laura, l'aura pas !».
Et dans celle, mielleuse, des amoureux : « Ma p'tite Lolo ! ».
Ce soir, Laura n'en dort pas.
C'est la dernière nuit de Valérie et elle voudrait déjà connaître celle qui va s'asseoir à sa place demain, celle qui mouchera une fois de plus l'éphémère lueur des deux syllabes aléatoires de la véritable personne qu'elle sait être au fond d'elle-même, petit amphibien des premiers temps, avant que les particules de son prénom ne s'en soient allées chacune de leur coté au contact éprouvant de l'atmosphère humaine.