L'exil et après (Scriptor 3)

Publié le  28.12.2012

Pour Michel André

 

Le plus dur pour un écrivain est de vivre dans deux langues à la fois : la sienne. Sans compter les langues étrangères qu'il peut pratiquer. Le plus étrange est de constater que toute la minutie et toute la passion qu'il met dans l'exercice de l'écriture ne lui sert à rien dès qu'il ferme son écran, revisse son stylo.

Le monde s'est résolument organisé pour n'avoir plus aucun rapport avec la littérature, aucun besoin d'elle, aucune idée de ce qu'elle est. La conséquence profonde est que vous mettez le meilleur de vous même dans une activité qui n'a pas d'efficacité directe : mais les services invisibles ne sont pas des services inutiles. La conséquence pratique est que vous devez vivre et communiquer, acheter des timbres ou exercer un métier, dans une langue étrangère, toujours.

Exilé dans son pays comme il est l'est dans sa langue, l'écrivain est partout chez lui, puisqu'il est partout étranger. Il n'a pas de terre natale, pas de racines qui tiennent contre la force centrifuge de cette déflagration lente, l'écriture. Il écrit pour ses frères de langue, lesquels le prennent plus volontiers pour un visiteur extraterrestre que pour un congénère.

On n'en tirera aucune conclusion désolante. « Pour écrire, il faut beaucoup d'amour », m'a dit un jour Charles Bertin. Ceci est éblouissant de vérité. L'amour est la condition objective de la création. L'amour des âmes, l'amour des beaux corps, l'amour de la vie : cela se vaut. Mais cet amour est un scaphandre, car le monde des vivants est un monde englouti.

En écrivant on glisse entre les formes floues du visible, inventant des histoires qui n'appartiennent à personne et qui vous brûlent comme si vous les aviez vécues avec votre sang. Je découvre chaque jour le déroulement des miennes, reliées à l'air libre par le cordon de la mémoire : réveil dans la nuit, fruits mordus, lectures folles, sœurs perdues, fuite en avant, soleil d'Egypte, campagnes de France, Grèce  idéale, et les  enfants pieds nus dans les jardins, et les cercles de soleil et de pluie, et les passades amoureuses - et puis l'amour pour l'amour, la passion. J'essaie ainsi de dessiner le tracé circulaire d'une vie libre, intacte et sans retour en arrière possible.

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