L'expérience du beau

Publié le  22.06.2013

En fin d'humanité, nous avions un professeur de latin qui nous a parlé un beau jour de l' « expérience philosophique du beau ». À cet âge-là, avec toute l'avidité intellectuelle dont sont capables les petits boutonneux pleins de sèves que nous étions, nous cherchions absolument non seulement à comprendre un concept pour le moins enivrant, mais surtout à y avoir droit tout de suite. Pourquoi pas ?

Notre professeur, avec beaucoup de bagout et de sagesse, nous a expliqué les grandes lignes de ce concept (qui n'étaient en soi pas très compliquées à définir dans l'absolu) en nous disant surtout qu'il n'était pas d'une grande nécessité de comprendre le concept sinon de vivre l'expérience en soi, et que cela se passait finalement de tout commentaire. Elle a reparlé de-ci de-là en nous donnant quelques exemples vagues et surtout en nous souhaitant que cela ne nous arrive pas trop tard car ladite expérience permettait - selon elle - d'ouvrir bien des portes sur des mondes encore de nous inconnus. Horrible attente. Vraiment.
Nous nous tournâmes alors vers des auteurs plus pointus les uns que les autres en espérant que la manne philosophique nous échoie plus rapidement mais rien n'y fit. C'était donc bel et bien une chose qui ne pouvait arriver qu'aléatoirement et pouvait toucher de son doigt gracieux le dernier des idiots et délaisser un docteur ès présocratiques. Bigre.

 

Des années plus tard, une dizaine plus ou moins, alors que je ne pensais plus à cette « expérience » depuis bien longtemps et n'étais alors pas au mieux de ma forme pour des raisons diverses et variées que j'aurai la délicatesse de vous épargner ici, je me retrouvai à Berlin dans un musée d'art moderne qui faisait une immense rétrospective de l'art du XXème siècle. Plus particulièrement des courants avant-gardistes de tous poils.
Alors que je remontais des sous-sols qui regorgeaient d'œuvres vidéos toutes plus imperméables et soporifiques les unes que les autres, je tombai nez à nez dans l'escalier avec une jeune femme handicapée physique et mentale profonde qui descendait à l'aide d'une de ces petites plates-formes qui coulissent sur des rampes jouxtant les escaliers pour permettre le transport de fauteuils roulants. Mes yeux sont tombés dans les siens et j'ai senti quelque chose d'indéfinissable et d'impérieux qui me pénétrait à travers les chairs. Elle souriait d'une manière qui me restera gravée jusqu'à mon trépas ; elle jouissait d'un bonheur direct, sans limite et sans nuage de pouvoir être sur cette petite rampe. Le mouvement de celle-ci lui procurait un bonheur inouï, elle s'agitait dans tous les sens et poussait des petits cris de contentement qui m'ont véritablement déchiré l'âme. Même si ce n'est pas le bon mot, je dirais que je n'avais encore jamais été en contact tellement transparent avec l'infini.

 

Incapable de faire encore un pas face à la brutalité de cette vision de bonheur, je tombai en sanglots immédiatement et dus m'arrêter quelques minutes afin de pouvoir retomber en accord avec la tristesse d'ici-bas.
Puis la vie a continué. Oui.

 

Ce soir-là, j'ai repensé à ma professeur. Et l'ai remerciée en silence.

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