Loheré : texte poético-théâtral d'Amandine Laval

Publié le  30.07.2021

Du 30 juillet au 20 août 2021, le Belazine se laisse porter par la libération estivale et revendique un été sensuel, charnel, sexy ! Pendant 4 semaines, Bela publiera des contenus interdisciplinaires sous le signe du « comment écrire/filmer/enregistrer/dessiner l'été, le désir, le plaisir, l'(auto)érotisme ». À cette occasion, des auteur.rices ont été contacté.es afin de créer une fiction inédite qui interprète librement la thématique érotique.

C'est Amandine Laval qui inaugure cette série. Après s'être fait remarquer avec le seul en scène poétique Cœur obèse qui nous immerge dans un théâtre érotique pour nous confier son histoire, celle d’une comédienne devenue stripteaseuse amatrice, elle propose ici un texte pudique qui décrit la torpeur gustative et olfactive d’un amour pastoral.

gouache d'un chemin bordé d'arbre vers un village
© Wassily Kandinsky, "Winter Landscape", 1909 − Wikimédia

l’eau est ferrugineuse ,
le fond de la bassine est tangerine et rouille .
la brise est douce ,
elle transporte les effluves colorés du lilas , du seringua .
cette année , nous sommes à la maison pour les voir en fleurs .
pas de frigo dans le coffre de la voiture ,
pas de harnais sur le toit de la skoda ,
pas d’aire d’autoroute ,
ni mazout ni mayonnaise ,
pas de quatre saisons au bord du lac à dauphins , du bac en mosaïques ,
le simple vert de tes pupilles et de nos ares partagés .
la sainte et claire mélodie d’un été frais , d’un mois de paix .

la fontaine présente une étrange tête chevaline mais sa rengaine nous berce .
capitalisant sur ton absence momentanée ,
ton meuble de jardin se couvre timidement de mousse ,
courte , un tantinet minérale ,
que je n’ose pas complètement égratigner .
sous mes ongles ,
lorsqu’ils décident de faire grimacer le plastique ,
se cristallise pourtant un léger mercure , striant et magique .

la radio crachote sur la desserte en rotin ,
uniquement stationnée là pour égrainer le temps plus précisément que nos horloges .
les comtoises se cajolent sous la toiture en ardoises ,
mais jamais plus , elles ne dispenseront les heures avec l’exactitude qu’on leur
souhaitait .

sous le grenier , canopée bruissante et déréglée ,
dans la laiterie , aux quatre coins de l’atelier enchevêtré ,
tu es tapi .
méticuleux , tu déambules et j’entends à peine le cliquetis de tes outils ,
le grincement , le roulement de tes mécanismes .

mon chéri ,
j’ai déposé ton petit pot de glace vanille sans sucre , là-bas , sous le bouleau
 .

je rentre ; et l’intérieur est frais , presque humide .
pierre bleue , faïence , tourmaline ébène ,
je redémarre la pompe , au fond de la cave .
notre mare ne s’y décuplera pas
et les poissons des tréfonds : meurtris dans l’œuf .
nous porterons dorénavant le corail fin le long de nos lobes ,
à l’abri de nos clavicules .

 

enfin , moiré de sueur ,
enfin , dévoilé au mistral amateur ,
campé sur cette longue chaise véhiculable ,
enfin , tu goûtes à ton dessert .
ivoire .
givré .

une minute de repos et puis , hop , au travail .

tu sais , Jeannine a la macula . la pauvre ne peut plus jouer de piano , ne peut plus
conduire
 , ne peut plus manger seule . elle n’y voit presque plus rien malgré ses
lunettes de guêpe
 .

le mois prochain , nous l’inviterons . Josiane passera la chercher dans sa panda rouge
et nous mangerons du coq au vin
 . celui avec les échalotes qui fondent sous le palais .
je ferai de la purée de pommes de terre aussi
 . et toutes et tous ensemble , sous la
pergola
 , nous nous amuserons du geai , de la pie qui ne pourra rien nous dérober .
notre bonheur sera éphémère
 , inviolable et savoureux .

 

calme , docile et rassasié , tu rappliques déjà au labeur .
le râteau et la serpette deviennent une prolongation de ta main , grande et calleuse .
à travers les petits rideaux crochetés de la salle d’eau , à l’étage ,
je t’épie soulever la terre .
c’est certain , nous aurons du persil pour cent ans .
et les petits pois du jardin semblent être en bon chemin .
je t’aime .
le roman de ta pilosité est un chef d’œuvre .
j’aime rappeler à mon propre et chaud souvenir comme ton crin bouclé
est devenu ce long foin inflammable .
tu as laissé tes bijoux sertis sur le rebord de ma fenêtre ,
aux côtés des aiguilles , des coquillages en résine et des disques de coton .
d’ici , tu parais en pleine forme , maître des sillons , des frondaisons et du pommier .
vivement ton repos ,
vivement me retrouver contre toi , ce soir ,
et t’écouter grignoter tes tartines de comté ,
pudiques face au téléviseur .

inondée par l’impatience et le trouble que ta proximité promise suscite en moi ,
j’entame notre dernière volée d’escaliers ,
vers ma table de couture .
y sentir le tapis sec et chaud ,
bordeaux ,
y tisser la fibre quotidienne ,
précieuse ,
exclusive et tranchante ,
qui trame ma chaîne depuis notre premier réveil .

depuis son emplacement feutré dans le secrétaire ,
techniquement à la recherche d’un bouton de cuir charbon ,
je soulève ta petite bible secrète ,
missel fourni de chèques et d’acquittements ,
liasse dominicale entrecoupée d’argent comptant ,
et tombe sur une liste rédigée à l’encre violette .
liste calligraphiée
par toi , par moi ,
aux vertèbres d’un coquet dessin pastel ;
« winter landscape , 1909 , wassily kandinsky »
qui jadis devait représenter un chez nous destiné et bleu de songes ,
qui devait guider nos agences , menuisiers et notaires ,
qui devait constituer la voie d’or , le fil royal et étincelant ,
devenir notre berceau brodé et indémaillable ,
notre théâtre de confort et d’usage .

au dos de la carte ,
marie , emma , fernande , honorée , marguerite , catherine , madeleine , jeanne , josiane , nadine , simone , louise , corine , josiane , fernande , amandine , marie , emma , fernande , héloïse , emma , andrée , madeleine , ghislaine , nour , nadine , souad .

 

mon chéri ,
je t’en supplie ,
rappelle hâtivement mes chaînons ,
il m’en manque et je tressaille de stupéfaction .

avons-nous vu naître l’enfant espérée ,
le nourrisson du paysage d’hiver et du chœur de couleurs
 ?
l’avons-nous accueillie comme nous nous étions destinés à le faire
 ?
sommes-nous devenus des corps parents
 ,
des plus qu’amants
 ?
où est-elle
 ?
pourquoi n’ai-je le souvenir que de ta peau , que de ton musc
 ?
pourquoi ne puis-je rien retracer d’elle
 ,
de son existence
 ,
de la nôtre
 ,
triple
 ,
commune
 ,
chaude
 ,
je n’en sais rien
 ,
simplement collective
 ,
gourmande
 ,
familiale
 ,
éperdue
 ,
élévatrice
et rieuse
 ?
pourquoi
 , bon sang , ne suis-je empreinte que de toi  ? 

subitement , une goutte d’été s’écrase grossièrement sur le vélux ,
suivie d’un millier , plus spectaculaires et poudrées les unes que les autres .
notre après-midi routinier s’enorgueillit de calvaire et de culpabilité ,
de marbre ruisselant , vertical ,
de paillettes ,
de chatons ,
de trombes de ton être jusqu’au salon
et de déluges d’invraisemblance .

 

ce soir , je m’installerai contre ton corps apprivoisé et impeccable ,
domiciliée au creux de notre parfaite dépendance .

 

mais , présentement ,
immédiatement ,
ouvertement lâchement ,
je m’accroche à l’espoir d’entendre
tes gencives s’éroder entre elles ,
carnassières ,
plutôt que mes ombrages s’emperler ,
lacunaires ,
morbides
et négligents .

tu demeures mon unique trace .
sensuelle ,
scrupuleuse
et chargée .
irrévocablement .

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