Muses de Bela - Aliénor Debrocq
Au départ, il y a l’envie de provoquer la rencontre. De voir comment les pratiques se répondent, ricochent, ou pas, font des grands écarts. Pendant l'édition 2015 de la Foire du Livre, nous invitions des auteurs dans un salon aménagé sur notre stand. On leur a dit: soyez la muse l’un(e) de l’autre. On leur a dit aussi: on aimerait que vous parliez de votre métier d’auteur. On a ajouté: si vous nous envoyez un portrait après, ça nous intéresse – mais si vous préférez partir sur la fiction, l’illustration, la poésie,… allez-y. On leur a dit enfin: vous avez 48h pour nous envoyer votre création après la rencontre.
Samedi 28 février à 15h, Aliénor Debrocq rencontrait Luc Baba. Voici le texte qu’Aliénor a livré pour les Muses:
Ça pourrait être dans un café, un jour de pluie. Liège ou Bruxelles, ou ailleurs, plus loin, un lieu indéterminé. Mais c’est ici, au milieu de la foire, du brouhaha de la foule, dans la fièvre d’un samedi après-midi, sous la tôle et les néons de Tours et Taxis. L’obligation de faire du chiffre – une chaîne aux pieds de chacun. Survivre en tant qu’auteur, en tant qu’éditeur, au milieu de cette anarchie commerciale. Des mondes si différents qui se côtoient.
Au centre de cette cohue, un canapé de velours (quelle couleur, déjà ?) où nous nous sommes assis à quinze heures tapantes. Une bulle de deux mètres carré dans laquelle nous chuchotons pour nous apprivoiser. On n’a qu’une heure, juste une heure, pour se découvrir, se raconter. Les yeux dans les yeux (quelle couleur, les siens, déjà ?), parfois baissés chacun sur son carnet. Je pourrais me contenter d’une mansarde, il dit. L’essentiel, c’est la liberté. Avoir du temps pour écrire. Avoir du temps, comme les enfants et les vieux. C’est ça, la vraie sagesse, le seul luxe. Les hommes se sont trompés, mais un jour ils vont s’en rendre compte. Albert Jacquard dit que le travail aura duré dix mille ans. Pas plus. Ça va finir par péter. Je gribouille sur mon carnet en souriant. Ça va finir par péter. L’étymologie du travail, c’est la torture. Celle du chômage ? Se reposer quand il fait chaud.
Invincible. Un mot entendu à sept ans, en classe. L’histoire d’un petit garçon et d’un château de sable. Un mot, un poème. Le premier. Depuis lors – presque trente ans – il n’a jamais arrêté. Des textes qui collent à l’enfance, à son parcours entre blessures, fuite et résilience. Son premier roman, c’était chez Luce Wilquin, il avait trente ans. Prix, presse, avoir tout, tout de suite. Chaleur humaine et panier de crabes. Faire attention, apprendre à ne rien attendre, pour ne pas s’exposer à la déception. Que chaque chose qui arrive soit une bonne nouvelle. Une fête. Parfois ça pose problème. L’insécurité matérielle, les attentes des autres, des femmes. Tant pis. Il garde sa ligne, sa voie, il écrit d’abord pour lui, à la main, dans des carnets multiples qu’il trimballe partout. Tailles, couleurs, épaisseurs, souvent un détail de la couverture qui fait écho au manuscrit encore secret qui s’y déploie d’une petite écriture serrée, difficile à déchiffrer. Il me montre le carnet du roman en cours (quelle couleur, déjà ?), une histoire d’esclavage inspirée de l’autobiographie de Mark Twain. La nécessité de se retourner sur le passé, de le scruter – que ce soit l’histoire afro-américaine ou la sienne. La liberté, encore elle.