Muses de Bela - Kenan Görgün
Au départ, il y a l’envie de provoquer la rencontre. De voir comment les pratiques se répondent, ricochent, ou pas, font des grands écarts. Pendant la Foire du Livre 2015, nous invitions des auteurs dans un salon aménagé sur notre stand. On leur a dit: soyez la muse l’un(e) de l’autre. On leur a dit aussi: on aimerait que vous parliez de votre métier d’auteur. On a ajouté: si vous nous envoyez un portrait après, ça nous intéresse – mais si vous préférez partir sur la fiction, l’illustration, la poésie,… allez-y. On leur a dit enfin: vous avez 48h pour nous envoyer votre création après la rencontre. Et les voilà:
Dimanche 1er mars, nos muses étaient Kenan Gorgun et Edgar Kosma. Voici le texte réalisé par Kenan:
Je ne sais pas si la rencontre s’est réellement produite. Rencontre : se retrouver en l’autre et voir l’autre en soi ? Alors, la réponse est probablement oui.
J’en retiens la conversation de deux écrivains qui n’aiment pas le mot « écrivain » et lui préfèrent le mot « auteur », plus modeste, plus artisanal dans ce qu’il suggère de la pratique d’écriture, et surtout, plus globalisant – j’en retiens deux écrivains qui ne sont pas que cela et ne se voyaient pas du tout être cela avant de le devenir.
J’en retiens que mon interlocuteur semble encore surpris d’avoir été publié dès sa première tentative de roman – aux éditions du Grand Miroir en 2010. Depuis, il a accouché d’un second roman, qui lui a pris quatre ans et s’est mué en bien d’autres choses qu’un roman avant que d’être publié : démembré pour servir de scénario à une bande dessinée, puis réécrit à partir de ce script pour trouver enfin sa forme romanesque définitive et être proposé au public… par mon interlocuteur lui-même, qui se trouve être éditeur par ailleurs, co-fondateur des éditions Onlit, pionnier du numérique en Belgique ayant négocié son élargissement à l’édition papier pour des raisons de survie économique. L’homme n’écrit pas régulièrement, et pas uniquement parce que ses autres activités dans l’édition et la bande dessinée lui prennent tout son temps. C’est ainsi qu’il fonctionne : par à-coups, par élans parfois espacés. On ne saurait être plus différents à ce niveau-là, puisque j’écris chaque jour de la semaine et pendant huit à dix heures au moins.
J’en retiens également que notre appréciation de la chose littéraire se rejoint en ce qu’elle nous est tombée dessus plus que d’être le fruit d’un choix délibéré et que nous y avons vu un moyen de vivre une vie peut-être plus excitante, et néanmoins un vrai travail, qui valait bien tous les autres. J’en retiens notre aspiration à produire une littérature moderne, accessible, qui ne se veuille pas littérature mais histoire bien racontée avant tout, dont les qualités purement esthétiques viendraient de surcroît. Surtout, j’en retiens que durant le premier quart d’heure de notre conversation, par une disjonction singulière entre le moment présent et les vagabondages de mon esprit, je n’ai pas su à qui j’avais affaire au juste… tout en racontant à mon collègue des choses qu’il revendiquait sans problème ! Quinze minutes plus tard, j’ai compris que je parlais à Edgar Kosma – et que « Edgar Kosma » n’était pas son vrai nom.
Dans cette opération Muses, la réalité prit soudain des airs de fiction…