« On peut se demander pourquoi les Cours condamnent » (mon Avignon 2011 – jour 4)
1. À considérer la chanson comme un art de la mise en formes et le concert comme la représentation scénique de cet art, évacuons tout de suite la question de la pertinence à faire figurer un récital de chansons dans la programmation d'un grand festival international d'arts vivants. L'orchestration, l'interprétation, la scénographie, les éclairages d'un concert peuvent faire l'objet d'une dramaturgie et d'une mise en scène exigeantes et il est regrettable que ce ne soit pas plus souvent le cas.
2. Je n'aime pas le mouvement spontané qui consiste à dresser un procès d'intentions aux vedettes populaires, supposément moins susceptibles que ceux qui entretiennent la pose underground de fournir une matière artistique digne de considération. Une filmographie muséale ou une capacité à vendre des disques ne sont pas en eux-mêmes des arguments de décrédibilisation artistique.
3. Dans le cas qui nous occupe, nous nous trouvons face à une vieille dame dont l'essentiel des véritables prises de risque artistiques datent de plusieurs décennies et face à une icône pop vieillissante dont l'impact majeur remonte à déjà vingt-cinq années. Les voir prendre d'assaut une œuvre en tous points transgressive rédigée en prison par un jeune auteur rebut de son époque constitue d'emblée un acte fort, un positionnement apte à résonner pour aujourd'hui.
4. Voici ce que je crois comprendre : c'est parce qu'ils sont lucides sur le statut qui est le leur qu'ils se contentent de livrer sobrement le texte. Toute tentative de médiation eut été superflue. Ils se trompent peut-être.
5. Ma voisine sexagénaire sursaute quand ils prononcent très distinctement :
"Mordille tendrement le paf qui bat ta joue,
Baise sa tête enflée, enfonce dans ton cou
Le paquet de ma bite avalé d'un seul coup.
Étrangle-toi d'amour, dégorge, et fais ta moue!"
Ou, plus tard :
"Colle ton corps ravi contre le mien qui meurt
D'enculer la plus tendre et douce des fripouilles.
En soupesant charmé tes rondes, blondes couilles,
Mon vit de marbre noir t'enfile jusqu'au cœur."
… mais je m'interroge un peu sur ce parti-pris qui consiste à « laisser parler le texte » et, par la très douce orchestration mise en place par le chanteur, à en ôter une part de son âpre brutalité.
6. En entendant ce texte aujourd'hui, deux aspects attirent l'attention et attestent de sa contemporanéïté.
7. Le premier se décèle dans les sursauts de ma voisine et de mille autres comme elle dans la cour d'honneur du Palais des papes à chaque fois que les mots « bite », « foutre » ou « couilles » sont prononcés. Cette passion charnelle de l'auteur pour l'assassin Maurice Pilorge a été écrite en 1942 et il ne me semble malheureusement pas vain d'en souligner la beauté septante ans plus tard. Le fait que deux vedettes populaires s'en chargent paraît plus efficient que s'il s'agissait de militants LGBT anonymes.
8. Le second réside dans ce qui, de « Notre-Dame-des-Fleurs » à « Quatre heures à Chatila » en passant par « Les Bonnes », fonde le projet littéraire de l'auteur : le regard désillusionné sur la mise au ban des hommes par les hommes et l'ambiguïté qui en résulte. Dans les systèmes sociétaux qui sont les nôtres aujourd'hui, poser très clairement la question de l'immoralité des cadres judiciaire et carcéral ne me semble pas chose inutile.
9. Ce n'est pas uniquement parce que j'ai une âme de midinette que j'ai aimé voir « Le Condamné à mort » de Jean Genet par Etienne Daho et Jeanne Moreau dans le cour d'honneur du Palais des papes.
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Le condamné a mort, de Jean Genet est publié chez Gallimard.
L'enregistrement de la version orchestrée par Etienne Daho, sur des musiques d'Hélène Martin, interprétée avec Jeanne Moreau est éditée par Naïve.