Portrait de Beckett en Bodhisattva

Publié le  21.03.2011

"L'homme avisé fait une île que le flot ne submergera pas."
Siddhârta Gautama

 

Les yeux ne cillent pas. Dans la chaleur tranquille de Chiang Mai. Un après-midi. Pas même le retentissement du séisme japonais ne le fait plier. À peine s'il me voit. Je m'étais dit à nouveau que je terminerais là ma lecture de la volumineuse biographie de Beckett. J'avais compté sur l'illustre lenteur de la vieille ville. Mais le flux constant des automobiles m'avait poursuivi. Je m'étais rabattu sur une promenade à dos d'éléphant et, malheur à ma bonne conscience occidentale, j'avais poussé l'itinéraire touristique jusqu'au village des femmes birmanes au long cou. J'avais retrouvé la douce ferveur des chants bouddhiques au hasard de mes intrusions dans les temples. Construire. Détruire. Conserver. Trois verbes à manipuler prudemment. Non, il ne me voit pas. Il me regarde mais il ne me voit pas. Assis, quelques mètres devant lui, l'observant, comme j'observerais sans comprendre un gisant. Après l'éclat doré du Bouddha-lion, revenu de si loin dans le temps, j'étais tombé sur lui sans m'y attendre. Plongé dans la profondeur du présent. Aucune tension dans ses traits. Je les avais traqués, millimètre par millimètre, près d'une heure durant. Objet de dévotion, il attirait à lui les hommages de fidèles impressionnés. Est-il vrai. Est-il faux. Je n'avais pu éviter la question. Il est là. Respiration inapparente. Les yeux fixés dans une direction inconnue. Le sourire indéfinissable de celui qui sait en l'absence de savoir. Libéré de la moindre pensée. Il ne sourit pas à notre adresse. Ma tête bouillonnant devant un tel vide. Scrutant à sa place le sens de son immobilité. Mon ventre me rappelant à la réalité de ma carcasse. Sourire sans vanité, sans ironie. Simple pli d'une extinction heureuse. Il n'y a pas de dieu providentiel. « Les mots vrais de l'esprit en ruine », aurait dit Beckett. Même rigueur tenace de celui qui s'est vaincu lui-même. Il faut se préparer au pire. Et être là.

À découvrir aussi

Le temps c'est de l'argent #2

  • Fiction
La passeggiàta amorcée à la descente du TGV en gare de Porta Susa à Turin, m'a conduit après une vingtaine de minutes de marche au cœur de la cité, Piazza Castello. A l'origine c'était une des portes ...

Muses - « Le fils »

  • Fiction
Toujours souriant, surgissant du temps, la fermeture du blouson relevée en visière, il était là, à l’heure dite, malgré les chiffres et malgré le vent. Les circonstances qui lui auraient fait manquer ...

Cannes ou la course aux producteurs

  • Fiction
Jean-Luc Goossens est scénariste. Membre du comité belge de la SACD, il a fait partie de la délégation belge à Cannes. Voici l'écho du comité, en exclusivité pour Bela ! CANNES OU LA COURSE AUX PRODU...

Ontmoeting à Cannes - En direct de Cannes - Le billet du comité

  • Fiction
Inès Rabadàn est réalisatrice et scénariste. Présidente du comité belge de la SACD, elle fait partie de la délégation belge à Cannes. Elle nous livre ici ses impressions. En direct de Cannes pour...