Tu n'es pas mon berger (mon Avignon 2011 - jour 7)
Il y a les spectacles dont le principe d'énonciation principal et le point de départ dramaturgique reposent sur le partage d'un temps commun à la scène et la salle (exemple : « Au moins j'aurai laissé un beau cadavre » de Vincent Macaigne).
Il y a les spectacles dont le principe d'énonciation principal et le point de départ dramaturgique reposent sur une intrigue, des personnages, une psychologie, quatre murs (exemple : « Mademoiselle Julie », de Frédéric Fisbach).
Et il y a les spectacles qui échappent à ces deux catégories, où le temps de la construction du sens est propre à chaque spectateur. À la manière des arts plastiques, ces œuvres construisent un dialogue avec le public qui ne repose ni sur l'adresse, ni sur la fable mais se donnent à voir comme un objet clos, que chacun s'approprie, avec lequel les références, les fantasmes, les histoires personnelles résonnent (c'est bien entendu toujours le cas, mais je parle ici de principe d'écriture scénique). Les spectacles de Roméo Castellucci appartiennent à cette dernière catégorie.
[attention, ce qui suit dévoile le déroulé du spectacle...]
« Sul concetto di volto nel Figlio di Dio » présente en fond de scène une très grande reproduction du visage du Christ, recadré à partir du « Salvator Mundi » d'Antonello da Messina. Le visage est beau, il nous regarde. Entre lui et nous, un intérieur contemporain, moins chic que celui de « Purgatorio », fonctionnel et standardisé. On amène un vieillard ; il peine à marcher. Un fils, costume cravate, entre, allume la télé, prépare les médicaments de son père qui végète alors devant un documentaire sur les pingouins. Le père prend les médicaments ; le fils se prépare à sortir vers ceux qui le contraignent à porter cravate. Et, au moment de sortir, son père chie sous lui, dans le canapé du salon. Pleurs, excuses ; le fils console et nettoie salon et cul paternel. À peine la tâche terminée, rebelote sur le sol du salon. On lave, on rassure. Puis rebelote à la table. Puis rebelote dans le fauteuil. Le fils voit sa patience peu à peu l'abandonner. Veut sortir, doit sortir. Le père pleure et s'excuse et pleure. Cette merde coulera donc sans fin ; on n'en sortira jamais. Les nerfs lâchent ; tendresse, larmes et rage partagées. Le fils manque de matériel de nettoyage, sort dans les coulisses. Le père en profite pour s'emparer d'un bidon posé depuis le début dans un coin, l'ouvre, répand la merde liquide qu'il contient partout sur son lit, s'assoit dedans et reprend la pause pleurnicheuse juste à temps pour le retour du fils à serpillère désespéré, qui finit tout de même par quitter les lieux, laissant le vieux littéralement dans sa merde, tête baissée. Fin de la première partie (suivront deux autres, beaucoup plus courtes).
Ce père impotent qui répand sa fiente sur la vie standardisée que son fils s'est construite est une formidable surface de projection. Il est le XXè siècle. Il est la vieille Europe et l'Italie. Il est Lear qui refuse à ses filles le droit à l'existence propre. Ensemble, père et fils sont aussi, et bien que Castellucci semble s'en défendre dans le programme de salle, le christianisme tout entier.
Pitié inexorable. Colère honteuse. Surmoi dont on ne se débarrasse jamais.
Durant la représentation, me reviennent les mots intransigeants de Patrick Declerck :
"Le christianisme, lèpre de l'Occident, corrompt de son souffle fétide, de ses doigts pourris, tout ce qu'il touche. La maladie, toute maladie, est sienne. C'est là sa condition de possibilité, sa catégorie, sa jouissance. Son sexe, en somme. Le christianisme... Cette désolée gâteuse, cette vieille toute de deuil infini, cette navrante sorcière, qui ne mouille plus de lécher, et à quatre pattes, les ulcères de Job. Et ces ulcères justement lui sont sacrés. Ils ne doivent pas... Ils ne peuvent pas guérir. On a besoin d'eux... Ils sont la démonstration ultime de la vérité christique. La preuve par pus ! Pauvre Job, idiot de la famille. Mais idiot utile..."
(Patrick Declerck / Le sang nouveau est arrivé / Gallimard / 2005)
Mais la surface de projection, c'est aussi la reproduction du Salvator Mundi. Comme dans les meilleurs films, ce n'est pas seulement nous qui regardons : nous sommes regardés. Sans savoir ici si ce Christ nous nargue ou nous avoue son impuissance.
Des gamins à cartable déboulent ensuite sur scène, vident leurs sacs bourrés de grenades, les dégoupillent et les balancent sur la tronche du Messie de Messina. Le geste est libératoire, jouissif mais, si le bruit des grenades se fait entendre, le Christ semble absorber chacune d'elles, les fait disparaître, aucune n'atteint sa cible et l'image reste en place. Puis le gigantesque visage se bombe, prend du relief, semble se décoller, avancer vers nous pour enfin se déchirer et laisser place à l'inscription : « You are my shepherd ». Dans un ultime sursaut de lumière et de son, un « not » lumineusement plus faiblard vient s'intercaler : « You are not my shepherd ».
Castellucci affirme sans cesse ne pas chercher à provoquer. Heureusement pour nous, il ne parvient jamais à ne pas le faire.
*
Sul concetto di volto nel Figlio di Dio, de Romeo Castellucci, jusqu'au 26 juillet à 19h à l'Opéra-Théâtre.